Pas perdu (pour tout le monde)
septembre 10, 2014
Passant, ou bien passante, tu passes par là, difficile de savoir où tu en es puisque seulement tu passes, toi-même tu ne sais pas très bien, d’ailleurs on en est tous là.
Tu passes, ton regard s’occulte de tout ce qui aujourd’hui va t’occuper. Tu ne sais pas où tu en es mais tu sais ce qui te requiert. Tu ne sais pas que c’est ce qui te requiert qui t’égare.
Tu ne sais pas où tu en es mais tu traces, c’est-à-dire, tu vas vite à te délester. Si bien qu’en toi ça finit par sembler vide, du moins tu n’y vois pas grand chose. Ta pensée devient grise et borgne de ne plus savoir ce qui la nourrit, et n’accepte plus de ce qui vient que la lumière avare et informe du réel tel qu’il doit être.
Tout ça c’est bien cadré, tu ne sais pas où tu en es mais tu sais passer vite vers ce qui te requiert.
Et puis, comme par inadvertance, quelque chose te retient, quelque chose te revient, qui pourtant ne t’appartient pas. Quelque chose qui ne sert plus à rien, un souvenir dépareillé, l’idée de sauter à cloche-pied, n’importe quoi : tu sais, parfois ça se joue à des détails.
Dans la rue tu passes, et c’est comme si tu faisais tes premiers pas.
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N’en pense pas moins
septembre 04, 2014
De quoi on s’occupe, quelle place on occupe, voilà de quoi nous devons répondre en permanence, et nous devons en répondre bruyamment. Elle, se fait silencieuse pour proliférer dans les coins. Colonise l’inoccupé, loin des territoires deux fois trois fois mille fois revendiqués. Annexe sans fracas de minuscules Crimées qui n’appartenaient à personne et ne donnent accès à rien, qu’à un peu plus d’ombre.
Elle n’en veut pas plus, n’a pas d’aspiration. La seule qu’elle redoute : celle du monstre domestique et bruyant des Maitres de maison. Des maitres de maison nous en avons tous, même si nous ne savons plus quelle est notre maison. Elle non plus ne le sait pas, c’est un univers bien trop grand pour elle. Ce qu’elle sait, c’est que de temps en temps arrive le monstre aspirateur, qui est là pour faire place nette, et dont la trompe s’immisce partout pour détruire ses patientes élaborations. Comme si, parce que c’était presque invisible, ça n’avait pas de justification à exister. Ce qu’elle fabrique se fond au paysage, y rajoute seulement une nuance qu’on ne saurait qualifier – grisâtre ou bien grisée? Comment savoir pour elle la part d’ivresse ou de tristesse, comment savoir ce qu’elle camoufle?
On la croit inoffensive, on la sait beaucoup moins royale que l’araignée de Michaux, beaucoup moins redoutable. D’ailleurs elle se fait habiller d’un mot pour un autre, et ça lui convient. C’est bien confus de savoir à quel groupe elle appartient, elle, qu’on croit connaître à la croiser souvent dans des endroits si différents. Elle est si peu remarquable qu’elle passe au travers des taxonomies, des profilages, et bien malin qui pourrait prétendre en faire autant, parmi nous pris dans les rets d’une phylogénétique implacable, décrivant de plus en plus précisément nos formes de comportements.
Elle échappe d’être banale. Ou alors c’est sa finesse, huit traits coudés et un point en huit pour la décrire, une fine écriture déformable à l’envi, capable d’italique, de gothique, de wingdings indéchiffrable, qui font qu’elle passe partout et que si on veut la comprendre c’est bien entre les lignes qu’il faut la lire.
De quoi se nourrit elle? D’observation sans doute. Pas seulement, mais de cela aussi. Du temps qui passe aveugle pour les autres – de l’air du temps, qui est pour nous nauséabond à force de nous traverser si vite, nous qui crevons d’aspirations qui ne sont pas les nôtres, qui étouffons de ne pouvoir reprendre souffle dans la violence des flux. Elle, se met à l’abri des courants d’air.
Faucheuse, dit-on. Ce n’est pourtant pas elle qui coupe les fils. Sa soie, c’est d’être si parcimonieusement distribuée qu’on la croit fragile. Elle aurait le diamètre de toutes nos grosses ficelles qu’avec on pourrait construire des ponts.
D’ailleurs elle va au dessus du vide et va beaucoup plus vite qu’on ne croit – entame une sorte de danse unidirectionnelle, car la surface n’est pas pour elle, seulement la ligne. Car le territoire n’est pas pour elle, seulement le chemin.
Si elle se sent en danger, elle a cette sorte de défense loufoque, de se mettre à osciller sur son fil, très fort et très vite, comme si son devenir stroboscopique pouvait la rendre encore plus inaperçue. Le reste du temps on dirait qu’elle ne fait rien, n’en pense pas moins. Qu’au mieux elle attend, si le verbe savait être vraiment intransitif.
Elle règne sur les vibrations.
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Il y a peut-être plus important à s’occuper en ce moment, me disais-je (l’époque est si…). Puis je tombe sur ce texte de Francis Ponge dans Proèmes, me dit qu’on peut écrire sur la crevette et résister aussi autrement.
« Seule la littérature (et seule dans la littérature celle de description – par opposition à celle d’explication – ; parti pris des choses, dictionnaire phénoménologique, cosmogonie) permet de jouer le grand jeu : de refaire le monde, à tous les sens du mot refaire, grâce au caractère à la fois concret et abstrait, intérieur et extérieur du VERBE, grâce à son épaisseur sémantique »
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Gagne ma langue
juin 16, 2014
Pile je gagne, face tu perds, allez je te fais une fleur, c’est toi qui lances la pièce
La pièce regarde la bien, elle est là dans ma main
Pile : un chiffre, un chiffre rond sans virgule, un chiffre franc sans arrière pensée, un chiffre, quoi, quoi de plus bête qu’un chiffre, bête et donc sincère?
Pile je gagne
Face c’est ton côté, le côté le plus noble, avec dessus une figure si légitime que tu n’en peux douter
Alors on joue?
Regarde, c’est une vraie pièce, neuve et authentique!
Elle brille encore, n’a circulé de poche en poche que le strict temps nécessaire
Nécessaire à quoi?
A ce que tu y croies.
Une pièce circulant seulement entre nous deux tu dirais que ce n’est pas du jeu
Celle-là, si elle est pour toi, tu pourras en faire quelque chose avec d’autres que moi T’acheter des bonbons, d’autres compensations…
C’est toi qui verras.
Donc : une pièce, pile je gagne face tu perds, et c’est toi qui lances!
La pièce, tu peux la toucher
La soupeser, la croquer
C’est une vraie pièce, je te dis
Sortie tout droit d’autres jeux que les nôtres
C’est une vraie pièce, une pièce non pipée
Tu la poses sur la tranche, elle ne tombe pas
Ni d’un côté ni de l’autre
Tout est réglo, tu vois
On peut jouer, on peut miser
Lance la pièce je te dis
Pile : je gagne. Mais rien n’est fini!
Les jeux sont encore à faire, les jeux sont devant nous, ne t’inquiète pas, il y en aura pour tout le monde tu verras, on peut relancer la pièce des tonnes de fois
Pile je gagne et tu perds la face, qu’y puis-je si la chance est avec moi?
Essaie encore, pile je gagne face tu perds
Encore perdu, on dirait que tu le fais exprès…
Tu n’y mets pas beaucoup du tien
Lance plus haut
Tu lances petit, tu lances comme si tu allais perdre
Lance je te dis, fais décoller tes espérances!
Lave ton regard, tu es trop pessimiste
Face : tu perds encore…
Il n’y a pas de quoi en faire une maladie
Change de pièce si tu veux
Toutes les pièces se valent, tout se vaut, mais si tu veux change de pièce
Pile tu perds et face je gagne, allons-y, jouons
Mais non je nai pas changé les règles du jeu
J’ai dit l’inverse mais l’inverse est vrai aussi, l’inverse est le même
Tout est le même, tout est vrai et tout se vaut
La pièce est vraie, neuve et authentique
Les gains sont vrais, les gains sont réels
Tout est réel et vrai, ne te méfie pas comme ça
Les deux côtés de la pièce sont on ne peut plus réels, tu le vois
En revanche…
Irréaliste est celui qui cherche un troisième côté à la pièce
Dangereux est celui qui veut maintenir la pièce indéfiniment sur la tranche
Comme toute chose, il faut qu’elle tombe
Il faut que les jeux soient faits
Alors lance la pièce, tente ta chance
La chance est le seul vrai talent
Et savoir prendre des risques aussi
Donc, vas-y!
Il n’y a pas d’autre échange possible entre nous
Tu le sais
Pile je gagne face tu perds, telles sont les règles de l’échange, telle est ma langue
Pile tu perds face je gagne, telle est la langue qui circule recto verso entre nous, la seule vraie, la seule possible
Vas-y, prends le risque de parler ma langue, la seule possible car tout y est dit, tout est vrai, tout est réel dans ma langue, et son inverse est toujours le même
Les règles du jeu sont claires
Les règles du jeu sont éclatantes
Les règles du jeu sont éblouissantes comme la pièce neuve et authentique que tu relances encore une fois, et encore une fois tu perds
Ma langue est on ne peut plus claire, on ne peut plus éblouissante
Ma langue est si claire que tu n’y vois que du feu
Ma langue s’enfile dans ta bouche pour qu’enfin tu la parles
Lance la pièce, tu vas gagner je te dis
Tu vas gagner ma langue où tout est réel et tout se vaut
Ma langue neuve et authentique
Avec laquelle t’acheter des bonbons, d’autres compensations…
C’est toi qui verras
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Immobile
mai 02, 2014
Ta vie les bras croisés, à attendre et regarder.
Tu es fatigué maintenant, et pas tellement d’avoir marché. Tu t’engonces en toi-même, considérant ces trouées de lumière entre les arbres comme autant de futurs qui ne sont plus pour toi. La table d’orientation, tu ne la regardes pas, tu t’assieds dessus. Qu’importe, sembles-tu penser. Toutes les allées se ressemblent. Tous les chemins reviennent, et ne mènent pas si loin.
Es-tu essoufflé? As-tu mal aux pieds? Sans doute même pas. La terre est battue, foulée, moelleuse elle aussi, d’être vaincue. Tu as les bras croisés, jouissant tranquillement d’être là, à considérer la borne qui te fait face.
Ta vie de profil, à ne jamais regarder l’horizon en face.
Tu as pris place, depuis longtemps semble t-il, sur un tourniquet vertigineux, d’être à ce point immobile.
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L’émotion, une question politique
avril 29, 2014
(Retour sur un atelier d’écriture au Louvre, dans le cadre du projet A Louvre ouvert, mené avec Anne Savelli, Pierre Ménard et Joachim Séné.)
Toucher ce n’est pas qu’une question de peau. C’est cette manière d’entrer en contact avec le monde par ce qui nous en protège, nous en sépare. C’est le seul sens qu’on peut exercer en le modulant, sans pour autant jamais pouvoir s’y dérober. Les oreilles on peut les boucher, laisser hurler le monde derrière ses mains plaquées. Mais le toucher nous oblige indéfiniment, le toucher est partout, l’air nous touche, une brise, un fort vent. Et dans le sommeil aussi, notre peau contre les draps. Les yeux on peut les fermer, refuser de voir. Mais c’est soit tout soit rien, et entre les deux seulement l’entrefilet trouble d’une lumière filtrée par les cils, dans laquelle toute forme s’évanouit. Le toucher est toujours là, de partout, il est notre enveloppe même, notre frontière. Et comme toutes les frontières, infiniment mouvante, instable et négociable.
Du toucher on peut choisir la caresse, le coup, la pression de la paume sur une autre peau de l’effleurement jusqu’à l’hématome, choisir si c’est au ventre ou au front, ou sur la pulpe des doigts qu’on reçoit quelque chose.
Du toucher on ne sait pourtant jamais ce qui peut advenir, un coin de table basse dans le genou, un petit pois inexpugnable malgré toute les couches de matelas.
Nous sommes, par le toucher, seigneurs et vulnérables. Soumis et maîtres tout à la fois, à ces infinies nuances de pression, d’impression.
Le toucher nous oblige, bien au delà de notre peau. Notre rapport aux autres est fait de ces mêmes tâtonnements. Notre pensée est tactile : longue étendue de zones plus ou moins sensibles, certaines irritées, certaines érectiles, n’existant jamais seule, mais dans le rapport à autre chose qu’elle même.
S’il m’a semblé important d’explorer cette acception particulière du sensible dans ce lieu dédié au visuel, c’est pour contrer l’idée sous-jacente, implicite, que l’expérience esthétique pourrait se vivre de la manière plus désengagée que nous permet la vision : nous sommes devant quelque chose, devant une oeuvre, devant les autres, nous regardons seulement, nous en tirons éventuellement du plaisir, mais nous pensons rester indemne, parce que toujours à distance.Or, le risque que nous prenons à regarder une oeuvre est bien celui d’être touché. Et nous ne sommes jamais seuls au musée. En tout cas pas au Louvre. Nous évoluons parmi d’autres personnes sensibles, que nous ne regardons pas car nous sommes là pour regarder les oeuvres (ou alors, nous regardons leurs dos comme autant d’obstacles à la vue des oeuvres). Nous ignorons comment eux sont touchés par ce qu’ils voient. Occultant cela, nous n’avons nous-mêmes accès qu’à une faible part de nos émotions, mises à distance de nous-mêmes du fait de notre isolement par rapport aux autres.
Dans les institutions culturelles, on parle, on fait de la médiation. On sait comme c’est précieux et important, qu’une personne, et pas seulement son savoir, participe à la rencontre de nous-mêmes avec les oeuvres. Mais nous resterions comme… désemparés, ou bien désaccordés, si nous déléguions aux seuls professionnels, conservateurs, médiateurs, cet art du lien, si nous renoncions à notre propre part dans ce travail d’aller à la rencontre des autres dans notre rapport aux oeuvres. Nous avons cette liberté, qu’il nous faut exercer, de ne pas nous en tenir seulement à ce qui nous est proposé, comme discours, comme chemin, comme manière de toucher et d’être touchés.
J’ai donc proposé, pour ce troisième atelier, que chacun aille où bon lui semble dans le musée, qu’il aille au devant des oeuvres et des gens, qu’il prenne le risque de s’adresser à l’un d’eux qu’il ne connait pas, qui visite, qui regarde, pour lui poser cette question, si personnelle, de savoir ce qui, devant telle ou telle oeuvre, le touche. Et de cette rencontre, faire un texte. (En perspective, le livre, Ils ne sont pour rien dans mes larmes, où Olivia Rosenthal écrit un texte on ne peut plus personnel à partir d’entretiens qu’elle a mené avec plusieurs personnes sur le film qui a changé leur vie).
Quand nous nous sommes retrouvés à la fin de nos pérégrinations dans les différentes salles du Louvre, nous nous sommes racontés nos tâtonnements pour aborder les gens, nos échanges, nos surprises.
L’une de nous raconte son choix de demander à une surveillante quel est le tableau qui la touche le plus dans la salle qu’elle garde. La surveillante a répond : l’astronome de Vermeer, « parce que c’est beau ». Alors, déplacement devant le tableau, où deux étudiantes le regardent. Les interroger. Les étudiantes disent qu’elles sont venues voir le tableau car on leur a appris en cours que c’était le préféré d’Hitler. (Il fit partie, d’ailleurs, de la spoliation de la collection Rothschild). Et plus loin, retrouver un habitué du Louvre avec qui une première conversation s’était engagée, et lui raconter cela. L’habitué de répondre, comme si c’était une fatalité, ah oui, c’est vrai qu‘il était peintre, avant.
Ce que je retiens de ce récit, c’est l’émotion de celle qui a vécu ces rencontres. Emotion si forte qu’à un moment elle a été obligée de s’arrêter de parler. Elle s’est reprise, a dit, ce que je ne supporte pas c’est de penser qu’il a eu des émotions esthétiques.
Cette émotion indique pour moi une impossibilité à penser, une contradiction impossible à résoudre, et à laquelle nous sommes tous confrontés. Nous faisons cette expérience, que l’art peut nous toucher si fortement, qu’il nous fait nous reconnaitre mutuellement, dans toute notre altérité, dans toute notre fraternité. Et nous savons en même temps que l’art n’est rédempteur de rien, que peuvent être touchés pareillement par une oeuvre ceux qui par leurs actes ont le plus nié la possibilité d’une humanité commune.
Cette contradiction est impossible à résoudre, elle est au coeur même de ce que nous avons à vivre. Nous aurions tort de la ranger trop vite dans le placard des évidences, nous aurions tort de l’oublier pour passer à autre chose. Car à quoi pourrions nous passer de fécond si nous aplatissons cela sous le trop bien connu?
S’il n’y avait pas eu cette circulation des paroles et des sens entre des personnes rencontrées au hasard, si l’information concernant les rapport d’Hitler à ce tableau avait été donnée en cartel ou en parole délivrée par un « sachant », s’il n’y avait pas eu ce court-circuit entre la parole humble de la gardienne, ce « parce que c’est beau », et le goût d’Hitler, le scandale aurait été moins grand. Nous aurions su, nous n’en aurions tiré aucune rage, et peu de lucidité. Nous serions restés clivés entre notre délectation esthétique, notre connaissance historique, nous n’aurions pas compris que l’émotion est avant tout une question politique.
J’ai pris le même risque que les participants, j’ai erré dans les différentes galeries du musée, hésité, je m’en suis remise au hasard de la rencontre, j’ai rencontré cette dame, américaine, assise devant le boeuf écorché de Rembrandt. Voici mon texte. Vous retrouverez ce journal de bord et les textes produits par les participants à l’atelier sur le nouveau site A Louvre Ouvert, réalisé par Joachim Séné.
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Elle est seule devant ce monument de chair. Seule, contemplative, assise devant ce qui est à la renverse. Elle semble un peu accablée mais peut-être est-ce la fatigue.Elle me laisse m’asseoir à côté d’elle.Elle dit, c’est basique. C’est ce dont on a besoin pour se nourrir, et voilà que c’est dans un cadre.Je réponds, mais il y avait déjà les natures mortes. Elle dit, mais ici tout est brutal (elle dit broutal, elle s’excuse pour son accent américain).Elle sait, nous savons, que ce qui nous est donné à voir c’est ce qu’on nous cache d’habitude : tous les sales boulots nécessaires à notre propre vie, tout ce qui, dépourvu d’un quelconque attrait décoratif, fait que nous puissions nous perpétuer.
Nous sommes assises; devant ce monument de la peinture.
Je lui demande, mais vous, personnellement, qu’est-ce qui vous touche dans cette oeuvre?
Elle dit qu’elle est triste, qu’elle pense à l’animal, a sacrifice, au crucifix.
On ne voit plus l’animal.
Je lui dis que j’ai écrit un texte sur la gestion du temps, qui joue avec cette expression, que nous employons aussi en anglais, la dead line. et que j’ai traduite en cette bizarrerie d’expression de ligne morte. Dans ce texte, j’écris à un moment « Mon avenir, c’est ma viande ».
Nous regardons toutes les deux devant nous, devant cet avenir qui s’impose à nous, toute cette viande étalée.
Elle dit : en même temps, c’est un sujet de peinture intéressant, c’est vallonné, c’est comme un paysage. Sauf que dans les paysages le bleu et le vert rivalisent, et qu’ici, tout est rouge. Ou noir. Je dis : c’est un tableau très sombre.
Je viens pour parler de toucher, je me retrouve devant un écorché.
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Coeur de cible
avril 21, 2014
Tu poses comme si on t’avait posée là. Tu poses parce que je te l’ai demandé. Tu poses comme si tu étais une cible, comme si tu étais le coeur de la cible. La cible est horizontale, toi tu es debout. Tu es debout mais tu te tiens à l’arbre, comme si tu avais peur de tomber, ou bien pour délasser tes jambes, ou bien pour te donner une contenance.
Tu sembles calme, clouée au pilori, mains attachées derrière le dos, assumant la honte d’être ainsi exposée, attendant stoïque que le coup parte.
Tu ne serais pas si sobrement vêtue, ton attitude aurait quelque chose en commun, l’attente, avec ces femmes qui cherchent à attirer le chaland. Mais celles-ci généralement s’appuient contre les murs.
Toi tu es plantée là, au milieu de la grille, au milieu de la ville, tu es plantée là contre l’arbre, comme pour grandir avec lui.
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Comme une peur
avril 18, 2014
Pendant un instant ça a été comme une peur.
J’entendais ta voix, je ne te voyais pas. Tu étais partout autour de moi, et pourtant ni devant ni derrière, ni dans les bosquets à ma droite, à ma gauche. Ton timbre frêle, ton absence étaient celles d’un ange, qui sait beaucoup plus que nous et peut nous égarer.
Tu m’as dit lève les yeux, et dans ce paysage de rocailles, impossible de rien distinguer, de rien lire.
C’est ton immobilité qui t’a démasqué. Les pierres, oui, étaient plus mouvantes que toi à cet instant là. Toi noir comme le trou que tu surplombes, plus raide et solennel que la colonne du belvédère à ta droite. Ton visage camouflé dans la clarté du ciel, c’est pourtant lui qui de toute ta personne est le plus sombre.
Tu joues peut-être, ou bien tu fais la guerre.
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Golgotha
avril 17, 2014
Vous êtes forts.
Vous voulez être forts.
Vous voulez qu’on croit que vous êtes forts.
Vous voulez que ce soit une évidence.
Toi, tu as même ôté ton maillot.
Il ne fait pas si chaud dans le soir finissant, mais vous n’avez pas froid. Il est impossible que vous ayez froid. Toi qui es torse nu, tu aimerais peut-être faire apparaître des muscles encore plus saillants, mais ce qui compte c’est que vous êtes forts. Vous êtes dans la gaité sérieuse et responsable de savoir que rien ne vous est impossible.
Vous avez besoin de vous éprouver. De chercher une preuve de votre force dans votre corps même. Car nos yeux ne suffisent pas, il vous faut un autre regard, il vous faut un regard objectif, il vous faut un objectif.
(Quand le sage désigne la lune, le sot regarde le doigt. Quand l’entraîneur te désigne, toi qui porte ton faix, où tu dois aller, l’oeil idiot de mon appareil fixe tellement son doigt que celui-ci devient flou)
Vous aimez les défis.
Vous aimez les dénis : toutes ces petites phrases toutes faites que vous lancez comme balles à jongler quand on vous dit de faire attention , comme « C’est pas du tout lourd, je l’ai déjà fait plein de fois ».
Vous seriez prêts à être crucifiés pour qu’apparaisse que votre force l’emporte sur toute douleur.
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Remake
avril 16, 2014
Je ne peux pas jeter cette photographie.
Vos têtes se touchent et vous vous donnez la main. C’est moi qui vous ai fait poser comme ça. Toi, Gisèle, encastrée dans la faille. Toi, Jacques, couché à plat ventre sur le rocher. J’ai dit ça : on va faire un remake d’une scène de Mort aux trousses, celle de la fin, quand Cary Grant tend la main à Eva Marie Saint pour la faire échapper au gouffre, tout est en suspens dans la peur, et brusquement le geste est le même mais le décor a changé, Cary Grant tient la main d’Eva Marie Saint, la tire à lui, la hisse sur la banquette d’en haut d’un wagon lit. Je voulais faire un remake de la peur anodine.
Vos têtes se touchent. Antoine tu dois sentir les cheveux doux de Gisèle chatouiller ton crâne dégarni. Gisèle tu es dans ta faille. Tu n’y risques rien, tu n’es pas dans un train couchettes mais tu ne risques rien. Tu t’amuses de la mise en scène, Jacques joue le jeu. Après ce cliché j’avais prévu de me rapprocher un peu, m’installer en contre-plongée, me tourner vers la gauche pour faire sortir du cadre le gros bloc de granit derrière Gisèle. Ainsi, j’avais la scène. Une impression vraie d’un vide qui appelle, et Antoine retenant Gisèle de toute la force de son amour et de ses bras.
J’ai commandé vos postures pour que ça ait l’air vrai. Vous étiez parfaits. Sur vos visages vous aviez peint à ma demande une expression de peur et d’effort. Vous étiez vraiment parfaits.
Alors j’ai dit : ne bougez plus! Gisèle, tu as pouffé mais très vite tu t’es reprise et dans l’objectif c’était comme si c’était vrai, ce suspens.
J’ai tourné la petite manivelle pour faire avancer la pellicule, et j’ai senti que ça cédait. J’étais allé trop loin, la pellicule était au bout, je n’en avais pas de rechange. Me reste seulement cette photographie étrange, où vos deux corps perpendiculaires se font manger l’un par l’ombre, l’autre par trop de lumière. Un remake de rien, si ce n’est de la vie.
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Surexposée
avril 15, 2014
Oh votre peau si blanche et sans grain, découpée précisément selon un patron parfait. Vous êtes posée parmi ces tissus chamarrés et moelleux, comme pour montrer que votre soie est plus fine.
Vous êtes un luxe.
Vous êtes Blanche-Neige, toute cette peau si pure et claire, écrin pour le charnu sombre de votre bouche, le charbon de vos yeux.
Êtes-vous si naïve, et vous laisseriez-vous mener au plein coeur de la forêt pour qu’on vous arrache le coeur?
Quelque chose en vous est aux aguets.
Vous êtes fine et casquée, presque guerrière, cheveux noirs si raidement séparés et tenus.
Vous êtes Diane. Ou même, quelqu’un de plus antique, de plus redoutable. (N’était votre port de tête, si occidental et moderne dans ce trois-quart étudié, menton baissé, yeux vers le haut, n’était aussi votre position assise, vous avez quelque chose d’égyptien : jambes de profil torse de face.)
Vous écrasez sous vos pieds délicats un coussin qui s’avoue vaincu de très bon gré, et vos doigts semblent faire un signe à celui que vous regardez hors champ pour lui enjoindre de venir à son tour se coucher à vos pieds.
Vos tétons s’effacent, votre peau est une armure.
Mais trêve de mythologie. Ce que je vois surtout c’est que vous vous tenez comme si vous étiez au salon avec des invités, serrée dans une robe étroite à large col, prête, entre deux bouffées de cigarette, à donner la réplique à une amie aussi bien mise que vous.
A vous surexposer ainsi, à faire disparaître votre peau dans la lumière, c’est comme si je ne vous avais pas du tout déshabillée.
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Merci à Alexandra Loewe de m’avoir prêté cette image de peau toute en lumière.