Pourquoi Pacifique ne comporte pas de point d’interrogation, car ce n’est pas une question. C’est un véhicule de pensée, construit en hommage au célèbre navire Pourquoi pas du Commandant Charcot.
Pourquoi pas, en effet, se lancer dans l’exploration de cet autre côté du monde qu’est l’Océan Pacifique, qui nous semble si loin et si vaste qu’il en devient abstrait. Vu de l’espace, pour nos yeux d’Européens, le Pacifique est le côté pile d’une monnaie dont nous serions le côté face, un côté pile entièrement bleu, qu’on pourrait croire inhabité, vierge, non écrit, tandis que nous serions, nous, de cette pièce de monnaie fictive lancée dans l’espace, le côté du visage, le côté humain.
Bien sûr, cette vue de satellite est surtout une vue de l’esprit : nous savons pertinemment en 2022 que ce gigantesque espace qui paraît bleu de loin est devenu une zone de forte intensité démographique, économique et géopolitique, mais cette façon de voir le Pacifique, qui était celle des premiers explorateurs, fait l’objet d’une curieuse rémanence. Le Pacifique reste pour nous avant tout un lieu de fictions, un grand fourre-tout d’exotisme, de légendes, d’histoires.
Alors dans le sac nous mettons Robinson, l’île au trésor, les vahinés au doux sourire, aux cheveux lustrés retenus par une fleur de tiaré, les fruits juteux, les poissons multicolores, les anémones ondoyantes et les oiseaux dodus qui ne savent plus voler d’avoir oublié les prédateurs..
Nous avons soif d’histoires, pour nous délasser du réel sans doute. Or, dans ce grand sac du Pacifique où je veux aller piocher, nous tombons sur des affaires moins propices à la rêverie.
Au hasard, dans le sac, il y a les essais nucléaires de Mururoa, les méduses invasives sur les côtes australiennes venues du Japon par l’eau des ballast des cargos, les resorts touristiques abandonnés d’Honolulu, les rêves d’îles désamarrées des milliardaires libertariens américains, qui seraient, d’être mobiles, des îles toujours au-dessus du niveau de la mer et toujours sous le bon climat, mais aussi le loup marsupial de Tasmanie, qui ne prend pas beaucoup de place dans le sac puisqu’il a disparu, contrairement aux lapins qui dans toutes les îles ont proliféré après leur implantation par les colons européens. Il y a également, dans le vrac le plus total, la ruine de Nauru totalement excavée par l’exploitation du phosphate, les autres innombrables mines qui forent les rares terres d’Océanie, comme, par exemple, le nickel en Nouvelle-Calédonie. Il y a les navires raclant les fonds marins à la recherche des précieux nodules polymétalliques, les files de cargo se précipitant à l’Ouest vers le détroit de Malacca pour aller nourrir, depuis la Chine, une Europe désoeuvrée, désindustrialisée, attendant sur canapé son colis Amazon. Il y a les efflorescences algales au large de Vancouver, le Diamond Princess coincé en quarantaine sur un quai de Yokohama au début de la pandémie du SARS-COV 2, le blanchiment de la grande barrière de corail, etc…
Le beau sac de fictions que nous fantasmions se met à ressembler à l’outre de cuir qu’Eole avait donné à Ulysse. On s’en souvient, il y avait enfermé tous les vents, pour que seul celui favorable au retour à Ithaque soit actif. Or, les compagnons d’Ulysse, pensant que ce sac était une bourse contenant un trésor, ouvrirent le sac, et tous les vents, puissants et contradictoires, en sortirent. Le bateau fut balloté en tous sens, dans de formidables tempêtes, et condamné à l’errance, à la navigation erratique d’île en île et d’aventure en aventure.
En quelque sorte, Pourquoi Pacifique rejoue cette histoire, sur un autre terrain, une autre époque : la nôtre. Pourquoi Pacifique est la manière de souligner ce malentendu premier qui a conduit à nommer de cet adjectif trompeur cet océan si constamment traversé de vents violents, qu’ils soient physiques ou politiques.
Le texte de cette histoire est donc une dérive au gré de ces différents vents, passant d’une histoire à l’autre, d’un point de l’Océan à l’autre, en butant sur des îles, des questions ou des problèmes, comme une boule de billard.
Plutôt qu’une progression narrative donnant lieu à une déclinaison en chapitres au gré d’événements suivis, il propose une exploration spatiale de ce gigantesque espace, de point en point, marqués par des coordonnées GPS. On ne cherche pas ici à optimiser les déplacements en allant de proche en proche, puisque le seul véhicule est la pensée, qui permet de se déplacer d’un point à un autre, même s’ils sont distants en kilomètres et en logique. Seule la poésie les apparie.
Tracé prévisionnel du voyage mental en Pacifique que ce texte proposera. A l’heure d’aujourd’hui, cela représente 691 983 km, pour un bilan carbone bien inférieur au même voyage réalisé en avion.Pourquoi 691 983 kilomètres, me direz-vous? Pourquoi tant? Le Pacifique est immense, beaucoup plus grand que la surface totale de Mars, soit dit en passant, mais quand même. C’est que je n’ai pas choisi les plus courts chemins, et que je me suis permise parfois des aller-retours d’un endroit à l’autre, comme font les jeunes chiens joyeux quand on les emmène en promenade. On ne peut pas être sobre sur tous les plans.
Seule la poésie, appareillée cependant d’internet. Car il n’est bien évidemment plus question d’aller là-bas. Un vrai voyage en avion à Bora-Bora, nous n’en voulons pas, nous n’en rêvons pas, car nous savons ce que cela coûte de pollution, de carbone envoyé dans l’atmosphère, de déchets plastiques qui viendront nourrir l’énorme gyre de plastique clapotant au milieu de notre sujet d’études. Il s’agit de faire un livre pour voyager, en forme de pis-aller.
Ce texte sera donc issu de nombreuses navigations internet, pour tenter d’appréhender cet Océan, les terres qu’il baigne, celles qu’il va bientôt submerger. Les différents points d’entrée dans le texte seront donc les coordonnées GPS des différents lieux du Pacifique qui sont abordés. Coordonnées auxquelles il faudrait rajouter l’altitude et la profondeur, car ce n’est pas un des moindres charmes du Pacifique que d’offrir des possibles plongées dans les abysses.
La structure de ce texte, qui peut sembler seulement erratique, rejoue ainsi le système de notation cartographique des déplacements en mer des maoris. Ce qui est retracé ce ne sont pas des territoires propriétaires, mais des trajets guidés par les vents et des haltes, des points d’intensité.
Ainsi nous irons : à Tonga, dans les îles aléoutiennes, aux Galapagos, à Sandy Island, Rapa Nui, Zamami, Sydney, Vancouver, Panama, Hawai, etc…
Avec la tentation, cent fois, d’aller voir ailleurs que dans le strict Océan Pacifique, car les frontières en océan sont poreuses L’ailleurs n’est pas circonscrit. Et seul l’art peut rendre sensible cela, que l’eau de là-bas peut pleuvoir chez nous, que les catastrophes de là-bas nous concernent.
Je fais ce constat, comme vous sans doute, que le monde a rétréci. Il est comme feutré, d’avoir tourné trop vite et trop chaud. Il nous serre, nous gratte aux entournures. Comment l’élargir ? Comment l’assouplir? En l’arpentant. Au lendemain de gueule de bois ou de fièvre, nous pratiquons quelques étirements. Nous sentons ce besoin, de nous déplier pour respirer. Et c’est dans le dos que ça se passe, toujours. Il faut regagner de l’espace entre chacune de nos vertèbres. Le Pacifique, par définition, on l’a toujours dans le dos. C’est comme une idée derrière la tête, une arrière-pensée à laquelle on ne pense pas. Alors, pensons-y. Déplions nos antipodes. Partons en Pacifique.
Simplement, le Pacifique, on ne peut pas y aller. On va à Papeete, aux îles Gambier ou Pitcairn. On ne va pas « au » Pacifique. C’est un espace que le corps ne peut pas vivre. Ce n’est pas un lieu. On ne peut qu’hanter le Pacifique. Dès qu’on cherche à l’appréhender il explose, comme une bombe à fragmentation, en milliards de sous-paysages qui eux-mêmes se disloquent en milliards d’univers plus petits, infinis. L’Océan se fractionne en zones d’influences puis en archipels, en myriades d’îles. Et dans chaque île il y a tant de rivages, tu en vois un tu en as vu cent peut-être, mais il y en a mille autres encore qui n’ont rien à voir, et qui se dispersent en autant d’anfractuosités de rochers impossibles à toutes visiter.
Voilà pour le voyage. Mais peut-être le lecteur préfère-t-il le sérieux, l’engagé, le pédagogique, bref, une de ces lectures dont on sort renseigné et grandi. Pour autant, il peut hésiter entre un essai intelligent sur l’économie, une biographie historique, un livre de géographie amusante… Je lui propose de choisir le combo. L’atlas permet tout, porte tout, c’est bien connu. Ce livre à venir aura un index plus fourni que la plus ennuyeuse des thèses (Index fourni mais à la classification farfelue. A titre d’exemple, l’entrée VIVANTS ET NOURRITURES recensera, parmi de nombreux êtres, les mouches-nonos infestant certains rivages et harcelant les humains de leurs innombrables piqûres, le célèbre coquillage toutoute, la généreuse et sempiternelle noix de coco, le cochon-long, ainsi que les cannibales des îles désignaient l’homme à manger.”) Et si les cartes ici seront mentales principalement, elles parleront de tout. Tout savoir, tout connaître, tout attraper : voilà notre passion. Il s’agit de se nourrir pour ne pas mourir d’ennui. Donc, apprendre. L’encyclopédisme nous a enchanté. L’encyclopédisme nous a planté. Ce livre se donne l’ambition d’en finir une bonne fois pour toutes avec ça. En finir, ce n’est pas s’en débarrasser. En finir, c’est en finir avec la croyance que ça marche. Comme toute magie, l’encyclopédisme est un jeu auquel il faut s’adonner avec l’enthousiasme dont sont capables les enfants : qui savent que c’est faux, que l’on fait seulement comme si, mais qui s’y jettent à corps et cœur perdu, sans dégoût, sans vaines attentes.
Voilà ce que je propose : une enquête sur tout et n’importe quoi. Une saga horizontale, où l’anecdotique et le stratégique sont traités sur un pied d’égalité. Qu’y aura-t ’il dans ce livre en effet ? Un peu de tout comme dans les drogueries d’autrefois : serpillière, moulinette, papier tue-mouche et moule à madeleine. Ce sera un commerce de proximité rempli de produits importés. Un bazar de charité. Une histoire garantie sans intrigue haletante, sans personnage principal, sans dénouement surprenant. Et on y trouvera uniquement du déjà-connu. De la seconde main, de l’origine non contrôlée. Ensuite, il faudra tenter de ranger tout ça. Comme les Polynésiens qui numérotent les niveaux des cieux et du monde souterrain, je m‘emploierai donc à définir autant que possible des étagères. Les clous du spectacle et les ressorts de l’intrigue seront classés par taille, classement toujours débordé par un spécimen qui ne rentre pas dans les cases, alors c’est lui qu’on met à côté de la caisse, bien en évidence, pour l’achat d’impulsion.
Et ensuite ? Une fois qu’on a traité un sujet ? On passera à autre chose. Je n’arrive pas à m’accrocher, d’accord. Où est le problème ? Il n’y a pas de problème. Laissez-vous glisser avec moi.
Allons-y. Tirons des bords.
L’heure est aux enquêtes de terrain, aux essais-fiction, où la littérature s’implique et prend position. Moi aussi bien sûr je veux participer. Mais autrement. Ce que je veux, c’est tenter plutôt une dérive situationniste au pays des poncifs. Car le Pacifique nous est étranger. Notre regard n’est ni concerné ni renseigné. L’Océanie on s’en fout complètement, tout autant que les quarantièmes rugissants. Ce qui nous plait c’est l’idée caressée, c’est mon enfant, ma sœur, songe à la douceur. C’est l’ailleurs, toujours l’ailleurs. Car l’humain est un être en exil de destination. Certains penseront peut-être que je ferai mieux de parler de ce que je connais, par exemple du chant de la tourterelle de nos jardins, de l’odeur du pain au chocolat dans nos boulangeries françaises, qui n’est peut-être pas moins frelatée que celle du monoï de nos supermarchés. Ou celle du Tahiti Douche. Mais sincèrement : parler de choses éprouvées par ses propres nerfs, de choses vues de ses yeux, pourquoi ? Pourquoi cela serait-il plus légitime, plus vrai ? J’en tiens pour une autre esthétique. Celle qui affirme témoigner sans voir, qui permet l’existence de rhinocéros extravagants, de lions à bigoudis, perruqués et souriants comme des marquis. Celle qui brode à partir des on-dit, des racontars. Celle qui n’a pas vu l’ours.