La grimace

avril 14, 2014

Sale gosse. Tu l’auras ta torgnole quand je reviendrai tout à l’heure. Au prix que ça coûte un tirage, et en plus, c’est pas tous les jours qu’on est tous réunis.

Ta mère se faisait une joie de nous mettre dans un cadre au salon. C’est foutu maintenant, on peut rien en faire de cette photographie. Tu as bien calculé ton coup. L’instant d’avant que j’appuie tu étais sérieux comme un pape, sérieux comme nous tous. L’instant d’avant tu faisais l’image.

Qu’est-ce qui t’a pris bon dieu? C’est pour faire enrager ta mère, c’est ça? C’est pour qu’elle m’en veuille, d’avoir appuyé à ce moment là.

C’est sûr que je vais prendre moi aussi. Moi surtout. Car toi, finalement, elle croit toujours te tenir. Elle croit toujours que ses mains sur tes épaules suffisent à faire de toi le fils sage dont elle est fière.

C’est moi qui vais prendre. Comme si je pouvais tout prévoir. Comme si c’était facile, de faire rentrer tout le monde dans le cadre, avec une bonne tête pour tout le monde. Comme si j’avais le pouvoir d’élargir à l’envi le champ de vision et faire rentrer dedans le reste de ce qui va avec les seins de tante Agathe, tout en vérifiant que la commissure de vos lèvres à tous se tienne au bon endroit, légèrement vers le haut, et des deux côtés pareil.

Moyennant quoi ils ont l’air tous niais, raides comme des piquets. Sauf toi, évidemment.

Finalement elle est mieux comme ça cette photo. Ça fera un cadre de moins à dépoussiérer sur le buffet. Et au moins on en rira, en la ressortant pour les bonnes occasions, au digestif, de la boîte en fer où va l’enfermer ta mère.

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Irrésistible

avril 11, 2014

C’est un jeu entre vous. Quand tu rentres du travail, que tu ouvres la portière du jardin, le chien déboule, saute tout autour de toi, jappe, remue la queue. Tu lui cries : du calme. Le chien cesse d’aboyer mais pas de gémir. Le chien se calme, autant qu’il peut.

Il te suit vers la maison, empressé, tellement empressé qu’il se met dans tes jambes et manque de te faire tomber. Tu entres dans la maison, le chien t’attend au seuil car il n’a pas le droit d’aller plus loin et il le sait. Il gémit.

Dans l’entrée, tu pose ta veste, ouvre le couvercle d’une petite boîte métallique posée sur l’étagère. Au bruit, les oreilles du chien se redressent. Tout en lui est figé, sauf sa queue, qui bat, frénétique, autonome, réfractaire à toute forme d’ordre et de bienséance.

Tu sors sur la terrasse, le sucre à la main. Le chien recule, car il sait que s’il avance il n’aura pas son sucre. Tu forces le chien à faire cela, reculer. C’est la grande force des habitudes. C’est ta grande force, car comme le chien tu es un être d’habitudes.

Le chien a reculé. Tu élèves la main qui tient le sucre. Tu attends que le chien se soit assis. Il va le faire, c’est irrésistible.

Ta silhouette se détache de l’embrasure sombre. Le chien, lui, se mordore aux couleurs du jardin. Entre vous deux, une colonne porteuse, qui vient confirmer que vous n’appartenez pas au même monde. Toi tu vis dans celui, rationnel, où l’on est dans son bon droit d’avoir soif de pouvoir. Lui, le chien, ne vit que dans une grande avidité de douceurs.

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Toutes les places

avril 10, 2014

Comme vous le temps s’étire. L’été vous rend nonchalants. Tout vous appartient, vous le savez. Votre jeunesse vous donne toutes les nuits. Vous pouvez les peupler de légèreté, de vitesse, de virées en auto. Votre richesse rend vos journées longues et oisives, où il n’est jamais temps de s’habiller strictement, correctement. Vous connaissez tellement vos dus que vous ne vous en souciez jamais. Tout, en vous, est naturel, de ce naturel que donne l’aisance et la jeunesse.

Vous pouvez occuper toutes les places.

Vos corps sont longs, souples, ils n’ont rien à prouver. Ils ne rentrent pas dans le cadre trop étriqué de mon appareil photo.
Vous ne connaissez pas l’inquiétude, seulement l’indétermination.

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D’intérieur

avril 09, 2014

Comme j’aime arriver le soir, enfoncer la clé dans la serrure, entendre le petit clic du pêne qui cède, enlever mon manteau, appeler :  y a quelqu’un? (comme s’il pouvait n’y avoir personne, comme s’il pouvait y avoir quelqu’un d’autre que toi).

Tu réponds toujours, toujours du même endroit.

Comme j’aime ta posture, calme, féminine. Tu es toujours réservée, même avec moi. Pourtant c’est bien à moi que tu t’es réservée, n’est-ce pas? Petite femme, j’aime ta sobriété de vêtements et comment tu soulages tes jambes en posant tes pieds fins sur la barre du guéridon. Tu te tiens toujours droite, même quand parfois, rarement, très rarement, même quand un soir j’ai fait exprès de rentrer sans bruit pour te surprendre. Tu n’as pas été surprise. Tu étais là, fidèle au poste, le dos droit, à coudre, coudre, coudre.

Jamais tu n’allumes le poste de radio. As-tu besoin d’entendre ton aiguille chanter pendant elle perce le tissu?

J’aime notre intérieur. C’est toi qui le tiens, qui le tiens bien. Tu dis que tu voudrais changer le papier peint. Tu le trouves trop chargé. Moi je ne le trouve pas si usé. Et puis, ça te mets en valeur. Tu te détaches ainsi très bien du fond, toi si unie.(fleur parmi les fleurs, meubles parmi les meubles).

Je n’ai jamais compris en revanche pourquoi tu m’as demandé d’installer ces trois petits cadres en diagonale, en dégringolade. Et cette lumière du soir qui te fait le visage si clair, t’octroie aussi une ombre beaucoup trop grande pour toi.

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Fixés

avril 08, 2014

Je vous ai surpris. Vous êtes sortis sur le perron à mon appel, accourant à mon retour. Vous veniez pour me voir, me retrouver et ce que vous avez vu devant vous ce n’est pas votre papa, mais cet étrange cyclope que je deviens trop souvent devant vous, ce prédateur distant, cherchant à capter de vous seulement votre blondeur, le sentiment que je me fais de votre enfance.

Julien tu croises les bras en attendant que j’en ai fini de cette énième photo. Est-ce la trop vive lumière ou la contrariété qui te fait ainsi froncer les sourcils? Tu es déjà bien habitué à ce que les choses se passent autrement que tu le souhaiterais.

Claire, toujours avec ce vieux landau! Tu maternes tes poupées usées en attendant d’être en âge d’avoir des bébés tout neufs, tu sembles faire tous tes efforts pour réduire l’intervalle de temps où dans le regard des hommes tu ne seras pas une petite maman. Où est la vôtre, d’ailleurs, de maman? Elle n’a pas accouru avec vous.

Delphine, tu sembles un peu méfiante toi aussi vis à vis de mon oeil unique. Tu esquisses déjà ta retraite hors du cadre.

J’ai voulu faire de vous une photo pleine de vie. Je vous ai fixés seulement, arrêtés dans votre élan. Et dans ma précipitation j’ai laissé ma main en haut de l’objectif. Elle dessine au dessus de vos têtes un nuage que rien n’arrivera à faire crever.

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La diva du rideau

avril 07, 2014

J’aime bien travailler avec vous, c’est facile. Vous avez du métier, on ne multiplie pas les prises. Vous savez très vite vous placer, vous connaissez votre exacte place.

Votre place? Celle d’être un peu célèbre. Assez pour que votre corps soit à montrer, pas assez pour qu’il soit à protéger.

Vous êtes rompue à l’exercice des postures et des mines, vous savez donner de la longueur à votre nuque, faire que votre visage capte la plus belle lumière, celle qui vous fait les paupières longues, les pommettes hautes.  Vous avez du métier, pas besoin de tout vous expliquer. Vous savez mimer les gestes de danse mièvres et divins qui vous feront les bras fins, les épaules rondes.

Vos doigts sont en suspens : surtout, il faut qu’ils ne servent à rien. Il faut que votre entière personne, qui n’est qu’un corps, qui n’est qu’une image, ne serve à rien d’autre qu’à suggérer que d’autres courbes attendent et se cachent, qu’elles sont là déjà, qu’on les devine en ombre derrière ce tissu qui n’est pas encore une robe, qu’elles sont impatientes d’exister pour le regard, qu’elles débordent déjà, venant défier la raide colonne devant laquelle je vous ai fait poser.

Vous mimez. Vous mimez la séance d’essayage d’une robe encore à venir, mais on ne sait pas vraiment, si on vous enroule, si on vous déroule, ou bien si on vous forcera à rester plaquée à la colonne, derrière ce tissu si froncé, si fleuri, qu’il habillerait encore mieux cette pièce austère que vous-même, qui n’en seriez qu’un élément décoratif de plus.

Vous êtes la diva du rideau.
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Merci à Alexandra Loewe de m’avoir prêté cette image d’Hannelore Schroth, qui n’est donc pas une inconnue, mais toute série doit connaître et accueillir ses exceptions.

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Improductif… par Franck Queyraud

avril 03, 2014

 

je ne suis pas dans cet instant.
je suis dans un sourire du temps
nudité qui perdure
Dires 124/Francis Royo

 

 

C’est sans doute impossible. On voudrait qu’on ne pourrait pas : im-pro-duc-tif. Pourtant, ce serait la seule manière d’être réfractaire – la seule manière peut-être de ne plus être une marchandise dans l’écosystème totalisant planétaire. En se cultivant, en naviguant, en surfant sur les réseaux du web, on voudrait y échapper mais on reste marchandise. De pire en pire. Cela semble indolore. Et pourtant. Pour ne plus produire, il faudrait pouvoir rêver, dormir, aimer… sans que nous alimentions un quelconque profil. Créer. Avec des roseaux, des pinceaux, des lambeaux : des œuvres d’art que l’on brulerait aussitôt de peur que l’un ou l’autre de ces charognards marchands d’art les récupèrent pour les vendre. Et ne vous en demandent d’autres tout aussitôt… Ce n’est pas de pot. Tous ces parasites. Toutes ces boites où on nous enferme, et nous, volontaires, pour y entrer. Le pardon n’existe pas.

Quand un de nos ouvriers quitte la fabrique, il rend improductif un capital de 100.000 livres sterling (environ 2 millions-or). » Pensez donc ! Rendre improductif, ne fût-ce que pour un moment, un capital de 100.000 livres sterling ! N’est-il pas révoltant qu’un ouvrier ose jamais s’absenter de la fabrique ?

S’absenter est pour le moins la chose la plus insensée du monde. Au contraire, serait la chose la plus sensée. Le printemps est la saison la moins improductive. Celle qui nous fait tant rêver aux débuts. Recommencements. Cycle de la fabrique. La roue de notre pensée est pure perte. Hérésie vitale. Nous sommes nuages qui passent. Et la lenteur du nuage obère toujours l’inertie. Ombres qui rient… parfois, soufflent… puis s’évaporent. Moindre est une occurrence capitale. Que n’entendons plus. Moindre. Moindre. Peux pas. Peux plus. Il pleut. Courir toujours. Sans parapluie. Pourquoi ? Ne sais. Tu me manques… un chardon dans la gorge. Les mots ne sortent plus. Juste gestes, lourds, lents…

D’après le recensement de 1861, la population totale de l’Angleterre et du pays de Galles était de 20.066.244 personnes, soit 9.776.259 appartenant au sexe masculin et 10.289.965 appartenant au sexe féminin. Si nous en déduisons tout ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler, c’est-à-dire les femmes, les jeunes filles et les enfants « improductifs », puis les « intellectuels », gouvernants, ministres de la religion, juristes, soldats, etc., ceux qui n’ont d’autre occupation que de vivre du travail d’autrui en percevant des rentes, des intérêts, etc., enfin les pauvres, les vagabonds, les criminels, etc., il reste en chiffres ronds, 8 millions d’individus des deux sexes et d’âge différent, y compris tous les capitalistes opérant dans la production, le commerce, la finance, etc.

Je ne suis pas un nombre, à peine une virgule. Aimerai être ta cédille. Me suffirait. Ces gens qui comptent, comptent tout, comptent sur les autres, comptent sans les autres. Par peur. Pas peu, sinon ils n’aiment pas. Le grain ne leur suffit pas. S’il resplendit un instant dans la lumière qui traverse la vitre de la fenêtre fermée, ils ne le voient pas. Le premier homme qui a vu la structure moléculaire, il était où ? Il marchait dans une savane, les pieds nus, une arme gauche en main, pour tenter d’atteindre le jour d’après, ou cet embryon de forêt au flanc de cette montagne, blanche en son sommet ? Et soudain, sous un arbre, les grains de poussière dans la lumière tamisée par les feuilles… Notre ancêtre. Qui ne savait pas que nous serions toujours comme lui, quelques millénaires plus tard, même si nos pieds ne sont plus nus, et notre langue en permanence chargée de mots. Va-nu-pieds. On parle trop. Trop vite. Va-nu-mots. Pourquoi le rejet de la modernité passe toujours par l’austérité et la haine de soi ? Pendant que d’autres, se prélassent : abstractions… ricanent-ils…

Abstraction faite des ouvriers renvoyés et rendus improductifs, dont les salaires forment une partie de la dépense somptuaire des capitalistes (ces ouvriers sont eux-mêmes articles de luxe), et qui participent pour une large part à la consommation des moyens de subsistance nécessaires, etc.

Somptuaire. Luxe, calme et volupté. Il n’y a pas pire que le mal de dents. Si, il y a pire. Que l’on tait. Ne dit pas. Il en faut du temps pour dire. Ouïr, beaucoup. Comparer. Se mettre en confiance. Pour croître. Croire n’est pas croître. Cet immobile n’est jamais étouffé par le doute. Le mouvement est notre chance et notre malheur. Des années de marche pour tenter de transformer notre démarche pantine en marche humaine. De Pinocchio en golem de chair. Maladroit tout de même. Encore un effort pour jubiler comme une antilope.

Il en va de même des dépenses de tous les travailleurs improductifs : fonctionnaires, médecins, avocats, etc., et tous ceux qui sous le nom de « grand public », rendent aux économistes bourgeois le « service » de leur donner l’apparence d’expliquer l’inexplicable.

La pierre est improductive. Elle ne se souvient pas de quand elle était lave. Elle est devenue froide.

Il faudrait transformer en ouvriers « productifs » la plupart des ouvriers « improductifs ».

Nous ne sortons pas du volcan. De chair, sommes. Je me terre quand il faut se taire. Le silence, un masque. Je suis cet hippocampe qui passe dans la mer bleue d’un ciel de Provence. Improductif, souhaiterai… n’en suis plus à une contradiction près.

Silence.
Aimer, boire et chanter… Merci Alain Resnais…

* Les phrases en italique sont extraites du Capital de Karl Marx autour de l’occurrence « improductif ».

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C’est Franck Queyraud qui a eu cette idée que nous écrivions lui et moi, en ce vase communicant d’avril, sur le mot, improductif. Il me fait le grand plaisir d’avoir à accueillir ce texte magnifique et sa pensée du moindre, merci à lui. Vous retrouvez mon texte, plus court et plus ras, chez lui. Et si vous voulez lire l’ensemble des vases communicants d’avril, grâce à notre fée à tous, Brigitte Célérier, c’est possible ici.

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Reflet de notre joie

On a passé une si bonne nuit! Couchés sous notre ciel de toile, on a passé un long moment à se parler au travers de la peau des tentes, à se raconter des histoires drôles qui nous faisaient pouffer même quand elles étaient mauvaises, surtout quand elles étaient mauvaises. Puis on a joué à se faire peur avec des histoires pas si effrayantes de fantômes et de morts-vivants.

Vous vous êtes endormis.

J’ai mis longtemps à trouver mon sommeil. Je guettais le souffle des enfants dans la nuit. Je regardais les pentes rayées qui me servaient d’abri, et comment les bandes blanches produisaient une sorte de lueur, zébrant tout mon intérieur. Une voiture est passée sur le chemin du camping, les rais de lumière et d’obscurité se sont mis à tourner dans les phares, j’ai eu comme un vertige, ne plus savoir où est le ciel, où est le sol. Ce matin tout est remis en place, le rayé de la tente est on ne peut plus régulier, et ses pouvoirs réfléchissant s’activent désormais grâce au soleil, qui est un astre beaucoup plus stable que le phare des voitures. Vous aussi, vous êtes lumineux. Pas réveillés mais lumineux. Vous êtes installés au flanc de la tente, vous accompagnez joyeusement sa ligne de fuite, sa ligne d’élan.

Tout est apaisé sans être posé. La preuve, ce scintillement, reflet de quoi, qui vient agacer l’herbe sombre. Ce scintillement, reflet de notre joie.

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Sensible, sans cible

mars 31, 2014

Dans cette belle expérience de conduire des ateliers d’écriture au Louvre, en dialogue avec Anne Savelli, Pierre Ménard et Joachim Séné, j’éprouve le besoin, qui ne répond pas à une commande, d’écrire sur le chemin que j’ai suivi pour donner à écrire aux participants. Je l’ai fait pour la première séance, je le fais donc également pour la seconde, un peu tardivement puisqu’elle s’est tenue en janvier.

Lors de la première séance nous avions travaillé la question du toucher. Plus exactement, le défi de toucher sans la peau, de réinvestir le sensible tel qu’il s’exerce dans la caresse, quand celle-ci n’a pas lieu. Et considérer que ce non lieu est le lieu d’écrire.

Nous avions fait cela, apposer de l’écriture comme si c’était notre propre main, sur des corps, des corps que par définition nous laisserions de marbre. Et l’impossible ne nous avait pas découragés. Car nous qui écrivions, nous étions vivants, nous nous exercions à penser nos caresses d’écriture pour les vivants.

Pour autant, c’était bien, devant nous, des corps de marbre. Des sculptures, nées d’un travail particulier de la matière, un travail de renoncement pourrait-on dire. Ce qu’on enlève à un bloc plein, ce qu’on soustrait, voilà ce qui donne forme.

(Et j’aimais particulièrement cette aisselle, et la coupelle qui lui faisait écho, comme manifestation de ce travail d’évidement).

Or, écrire aussi est une abstraction, on prend la matière de ce qu’on vit, on en enlève pour faire une forme. Ce qui est tu, voila ce qui fait la forme .

Cette question de l’abstraction et du vide, quel rapport a t-elle avec celle, sensible, charnelle, de se savoir tactile? Le rapport, c’est le constat que nous vivons séparés.

Nous sommes, par la conscience, séparés les uns des autres, séparés de nous-mêmes et du monde. Entre, se déploie l’infinie disponibilité du vide, comme un possible qui ne répondrait jamais – un espace pour la pensée. Un espace pour la pensée en tant qu’elle serait à la fois la résolution et l’échec de notre besoin d’être unis. Et la pensée ne suffit pas, la pensée s’exprime en langue. La langue est la capacité, ancrée dans la chair, à articuler des signes visibles ou des sons avec du sens. La langue est l’instauration d’un rapport sensible entre des êtres tellement séparés les uns des autres qu’ils peuvent ne pas du tout se connaître, et être pourtant réciproquement touchés.

Cela, pour parler de notre condition, humaine. Mais qu’en est-il de notre conditionnement social, ou pour le dire autrement, de civilisation, mais aussi d’époque?  Quelle stratégie de langue pouvons nous déployer pour dévoyer les mécanismes à l’oeuvre aujourd’hui qui nous maintiennent encore plus séparés les uns des autres?

Ce sont ces questions qui me travaillent en ce moment, dans ma vie d’écriture, dans ma vie tout court. J’y ai apporté souvent de mauvaises réponses. Mais je ne peux pas penser que la question soit mauvaise pour autant. Et surtout, je ne peux pas travailler, dans cet espace d’atelier d’écriture, d’autres questions que celles qui me travaillent personnellement.

Alors, j’ai proposé aux participants un parcours en quatre tableaux, le dernier devant servir de support d’écriture, en ayant en tête les trois premiers.


Premier tableau : ce Noli me tangere de Fra Bartolomeo. Une mise en scène de la mise à distance. Mise à distance renforcée par les dispositifs muséographiques : cordelette interdisant de trop se rapprocher du tableau, vitre posée devant la peinture, dans laquelle on se voit réfléchi (dans les deux sens du terme). Bien sûr il y a dans ce tableau, dans l’épisode de l’apparition du Christ à Marie-Madeleine tel qu’il fut longtemps interprété par l’église, toute la mise en oeuvre de la disjonction entre voir et toucher, l’idée que la révélation ne peut advenir par la chair, impure. Corps de Marie-Madeleine, touché, touchant, vs corps de lumière du Christ, qu’on ne peut qu’admirer. Et comment nous avons basculé dans un régime du voir tout puissant, dont le Louvre serait un des temples.

Mais des détails disent autre chose.

Entre Jésus et Marie-madeleine, à leurs pieds, est posée une urne. Quelque chose d’évidé , conçu pour recevoir, contenir. Que contient-elle? Du baume? Elle contient en tout cas notre pensée qui s’y engouffre, comme dans tout vide laissé. Elle contient possiblement une pensée, une pensée qui soit du baume, qui puisse soulager la tristesse du renoncement, consoler de cette nécessité : ne pas chercher à retenir ce qu’on aime, au risque sinon de substituer la consommation à l’amour.

Deuxième détail, la main de Marie madeleine. L’effet de perspective fait que, même si nous savons qu’elle ne le touche pas, sur la peinture le bout de ses doigts est en contact avec la manche du Christ.. Du point de vue de la peinture ils sont sur la même surface, du point de vue de l’histoire ils sont séparés, car ils ne sont pas sur le mème  plan. Ces deux détails me font penser cela, que le vide entre nous peut être investi d’une pensée, autre que la conscience de notre solitude, de notre finitude, et qui puisse nous unir sans nous retenir. Cette pensée n’est ni magique, ni religieuse. Elle est poétique, elle est politique.

 

Deuxième tableau : l’Annonciation de Carlo Bracesco. Mise en présence de Marie avec l’Ange, une nuée grise et oblique  cherche à atteindre la Vierge. On dirait un réacteur. Pour quelle réaction? Sur le visage de Marie, jusque-là intouchée, on lit une peur, une très grande peur.

 

Troisième tableau : la stigmatisation de Saint-François d’Assise par Giotto di Bondone.. Une perspective en vertige. Une sorte d’écriture à même la chair, mais en wifi. La souffrance et l’inscription pour nous avertir de cela : si tu ne reçois pas la parole dans ta chair même, tu ne reçois rien (et ceci non plus n’est pas à entendre dans un sens religieux).

 


Nous arrivions au tableau final, dont j’avais demandé qu’on cache le cartel. Aux participants, j’ai fait lire le texte d’Henri Michaux, L’époque des illuminés (retrouvé chez François Bon, merci à lui). Et je leur ai ensuite demandé d’écrire sur ce tableau, en pensant aux trois autres vus avant, où se manifeste, en peinture, l’invisible, l’invisible pensée aux pouvoirs si effectifs. Je leur ai demandé aussi d’avoir en tête le ton de véhémence prophétique de Michaux, et sa très grande force de libération, qui n’est jamais à confondre avec l’espoir. Je leur ai prononcé aussi ce mot de panique. Et j’ai dit cela aussi, que je venais d’apprendre que le mot émotion n’a pas toujours qualifié seulement nos affects intimes, qu’il a désigné aussi, longtemps, les mouvements collectifs, les émeutes. Je leur ai demandé enfin, de ne pas se faire prendre au piège du magique, du religieux, de l’ancienneté du contexte dans lequel le tableau a été peint. Je leur ai demandé d’écrire un texte qui ait un pouvoir effectif sur eux aujourd’hui, sur nous aujourd’hui.

Pendant qu’ils écrivaient j’avais peur un peu de les avoir égarés. Je ne savais tellement pas moi-même vers où je les avais embarqué. J’avais pris des risques, oui.

(Il faut maintenant que je dise cela, que je me donne à moi-même des énigmes, et que je n’ai que cela à partager. )

Pendant qu’ils écrivaient j’ai regardé cette image si concordante avec le personnage du Saint, du messager volant immobile dans le ciel. Je leur ai montré cette image (Astro le petit robot -manière de désacraliser).

Pendant qu’ils écrivaient j’ai regardé mieux encore le tableau, grâce à nos échanges. J’ai vu le ciel en or, le ciel en feu. J’ai mieux vu l’immensité des murs peints, le gigantesque bloc abstrait mangeant plus de la moitié du tableau. Minimal monument qui obère tout. Tant de blanc nous entoure, nous bouche. Et ce n’est pas par la porte qu’on pourra s’enfuir, il faudra organiser des percées.

Pendant qu’ils écrivaient je me suis reposé cette question : mais de quoi sommes nous prisonniers?

Il était temps que je découvre le titre du tableau , peint par Sasseta : Le bienheureux Ranieri délivre les pauvres d’une prison. Et pourquoi étaient-ils enfermés ces pauvres gens? Parce qu’ils avaient des dettes.

Oui, nos dettes nous enferment. Pas seulement celles d’argent. Toutes les sortes d’impuissance qui font que nous ne savons pas nous rendre quitte de notre passé. De notre passé individuel, mais aussi collectif. Car, comment construire l’avenir si nous sommes submergés de dettes à rembourser, dont les intérêts grossissent?

Ce qui peut nous en libérer, c’est une parole qui n’a pas peur du vide entre nous. Une parole effective, c’est à dire poétique, politique.

J’avais peur quand ils écrivaient de les avoir égarés. De les avoir tellement entraîné dans mes propres questions qui sont des énigmes à moi-même aussi, que de cela ils ne pourraient rien en faire.

Puis ils ont lu leurs textes. Et j’ai été bouleversée de voir à quel point ils avaient pu écrire pour eux-mêmes et pour nous tous des textes puissants. Des textes pour maintenant. A lire bientôt dans le site A Louvre Ouvert développé par Joachim Séné, qui regroupera l’ensemble des ateliers menés dans ces ateliers d’écriture ou Louvre, et au Grand Palais lors de l’exposition Bill Viola.

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La paix, la chasse, l’ordre des choses

mars 29, 2014

Tu règnes. Ton képi est ta couronne. Tu sais que régner n’appartient pas à celui qui en a la mission. Tu t’acquittes avec sérieux de ton rôle, tu t’en acquittes sérieusement et humblement, car tu le sais ton royaume n’est pas si grand.

Tu es fier de ton rôle, tu es fier de le servir, de disparaître derrière lui, derrière ton uniforme, ta moustache, tous tes attributs de stabilité, de virilité. Tu es droit et le costume cintré, la ceinture à grosse boucle, savent cacher un ventre qui tient bien moins ces dernières années. Tu tiens tes gants dans la main, en homme d’honneur, en dernier chevalier.

Tu règnes. Tu sais que régner vraiment c’est connaître et non surplomber. Tes chaussures ont foulé la poussière des chemins de tout le canton. Tu sais par coeur chaque dénivelé, chaque coin d’ombre où braconner. Tu as affronté les froideurs des aubes givrées, les annonces de décès. Tu as vu ton ombre se réfugier sous tes pieds quand le soleil était trop chaud, trop haut, tu t’es vu marcher sur l’ombre de ton képi quand ta tête transpirait sans faiblir sous le vrai. Tu as bravé le piquant des arbustes sans jamais faire un accroc à tes manches. Tu sais où se lèvent les perdrix, où se retrouvent l’amant et la femme du boulanger, tu sais d’où découlent toutes les sources et tous les malentendus.

Ton képi, ta couronne, coiffant la colline autant que toi, seul élément t’appartenant légitime à tutoyer le ciel, car le reste de toi se doit d’être ancré à la terre que tu gardes. Tu gardes, la paix, la chasse, l’ordre des choses.

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