(Retour sur un atelier d’écriture au Louvre, dans le cadre du projet A Louvre ouvert, mené avec Anne Savelli, Pierre Ménard et Joachim Séné.)

Toucher ce n’est pas qu’une question de peau. C’est cette manière d’entrer en contact avec le monde par ce qui nous en protège, nous en sépare. C’est le seul sens qu’on peut exercer en le modulant, sans pour autant jamais pouvoir s’y dérober. Les oreilles on peut les boucher, laisser hurler le monde derrière ses mains plaquées. Mais le toucher nous oblige indéfiniment, le toucher est partout, l’air nous touche, une brise, un fort vent. Et dans le sommeil aussi, notre peau contre les draps. Les yeux on peut les fermer, refuser de voir. Mais c’est soit tout soit rien, et entre les deux seulement l’entrefilet trouble d’une lumière filtrée par les cils, dans laquelle toute forme s’évanouit. Le toucher est toujours là, de partout, il est notre enveloppe même, notre frontière. Et comme toutes les frontières, infiniment mouvante, instable et négociable.
Du toucher on peut choisir la caresse, le coup, la pression de la paume sur une autre peau de l’effleurement jusqu’à l’hématome, choisir si c’est au ventre ou au front, ou sur la pulpe des doigts qu’on reçoit quelque chose.
Du toucher on ne sait pourtant jamais ce qui peut advenir, un coin de table basse dans le genou, un petit pois inexpugnable malgré toute les couches de matelas.
Nous sommes, par le toucher, seigneurs et vulnérables. Soumis et maîtres tout à la fois, à ces infinies nuances de pression, d’impression.

Le toucher nous oblige, bien au delà de notre peau. Notre rapport aux autres est fait de ces mêmes tâtonnements. Notre pensée est tactile : longue étendue de zones plus ou moins sensibles, certaines irritées, certaines érectiles, n’existant jamais seule, mais dans le rapport à autre chose qu’elle même.

S’il m’a semblé important d’explorer cette acception particulière du sensible dans ce lieu dédié au visuel, c’est pour contrer l’idée sous-jacente, implicite, que l’expérience esthétique pourrait se vivre de la manière plus désengagée que nous permet la vision : nous sommes devant quelque chose, devant une oeuvre, devant les autres, nous regardons seulement, nous en tirons éventuellement du plaisir, mais nous pensons rester indemne, parce que toujours à distance.Or, le risque que nous prenons à regarder une oeuvre est bien celui d’être touché. Et nous ne sommes jamais seuls au musée. En tout cas pas au Louvre. Nous évoluons parmi d’autres personnes sensibles, que nous ne regardons pas car nous sommes là pour regarder les oeuvres (ou alors, nous regardons leurs dos comme autant d’obstacles à la vue des oeuvres). Nous ignorons comment eux sont touchés par ce qu’ils voient. Occultant cela, nous n’avons nous-mêmes accès qu’à une faible part de nos émotions, mises à distance de nous-mêmes du fait de notre isolement par rapport aux autres.
Dans les institutions culturelles, on parle, on fait de la médiation. On sait comme c’est précieux et important, qu’une personne, et pas seulement son savoir, participe à la rencontre de nous-mêmes avec les oeuvres. Mais nous resterions comme… désemparés, ou bien désaccordés, si nous déléguions aux seuls professionnels, conservateurs, médiateurs, cet art du lien, si nous renoncions à notre propre part dans ce travail d’aller à la rencontre des autres dans notre rapport aux oeuvres. Nous avons cette liberté, qu’il nous faut exercer, de ne pas nous en tenir seulement à ce qui nous est proposé, comme discours, comme chemin, comme manière de toucher et d’être touchés.

J’ai donc proposé, pour ce troisième atelier, que chacun aille où bon lui semble dans le musée, qu’il aille au devant des oeuvres et des gens, qu’il prenne le risque de s’adresser à l’un d’eux qu’il ne connait pas, qui visite, qui regarde, pour lui poser cette question, si personnelle, de savoir ce qui, devant telle ou telle oeuvre, le touche. Et de cette rencontre, faire un texte. (En perspective, le livre, Ils ne sont pour rien dans mes larmes, où Olivia Rosenthal écrit un texte on ne peut plus personnel à partir d’entretiens qu’elle a mené avec plusieurs personnes sur le film qui a changé leur vie).

Quand nous nous sommes retrouvés à la fin de nos pérégrinations dans les différentes salles du Louvre, nous nous sommes racontés nos tâtonnements pour aborder les gens, nos échanges, nos surprises.

L’une de nous raconte son choix de demander à une surveillante quel est le tableau qui la touche le plus dans la salle qu’elle garde. La surveillante a répond : l’astronome de Vermeer, « parce que c’est beau ». Alors, déplacement devant le tableau, où deux étudiantes le regardent. Les interroger. Les étudiantes disent qu’elles sont venues voir le tableau car on leur a appris en cours que c’était le préféré d’Hitler. (Il fit partie, d’ailleurs, de la spoliation de la collection Rothschild). Et plus loin, retrouver un habitué du Louvre avec qui une première conversation s’était engagée, et lui raconter cela. L’habitué de répondre, comme si c’était une fatalité, ah oui, c’est vrai qu‘il était peintre, avant.

Ce que je retiens de ce récit, c’est l’émotion de celle qui a vécu ces rencontres. Emotion si forte qu’à un moment elle a été obligée de s’arrêter de parler. Elle s’est reprise, a dit, ce que je ne supporte pas c’est de penser qu’il a eu des émotions esthétiques.

Cette émotion indique pour moi une impossibilité à penser, une contradiction impossible à résoudre, et à laquelle nous sommes tous confrontés. Nous faisons cette expérience, que l’art peut nous toucher si fortement, qu’il nous fait nous reconnaitre mutuellement, dans toute notre altérité, dans toute notre fraternité. Et nous savons en même temps que l’art n’est rédempteur de rien, que peuvent être touchés pareillement par une oeuvre ceux qui par leurs actes ont le plus nié la possibilité d’une humanité commune.

Cette contradiction est impossible à résoudre, elle est au coeur même de ce que nous avons à vivre. Nous aurions tort de la ranger trop vite dans le placard des évidences, nous aurions tort de l’oublier pour passer à autre chose. Car à quoi pourrions nous passer de fécond si nous aplatissons cela sous le trop bien connu?
S’il n’y avait pas eu cette circulation des paroles et des sens entre des personnes rencontrées au hasard, si l’information concernant les rapport d’Hitler à ce tableau avait été donnée en cartel ou en parole délivrée par un « sachant », s’il n’y avait pas eu ce court-circuit entre la parole humble de la gardienne, ce « parce que c’est beau », et le goût d’Hitler, le scandale aurait été moins grand. Nous aurions su, nous n’en aurions tiré aucune rage, et peu de lucidité. Nous serions restés clivés entre notre délectation esthétique, notre connaissance historique, nous n’aurions pas compris que l’émotion est avant tout une question politique.

J’ai pris le même risque que les participants, j’ai erré dans les différentes galeries du musée, hésité, je m’en suis remise au hasard de la rencontre, j’ai rencontré cette dame, américaine, assise devant le boeuf écorché de Rembrandt. Voici mon texte. Vous retrouverez ce journal de bord et les textes produits par les participants à l’atelier sur le nouveau site A Louvre Ouvert, réalisé par Joachim Séné.

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Elle est seule devant ce monument de chair. Seule, contemplative, assise devant ce qui est à la renverse. Elle semble un peu accablée mais peut-être est-ce la fatigue.Elle me laisse m’asseoir à côté d’elle.Elle dit, c’est basique. C’est ce dont on a besoin pour se nourrir, et voilà que c’est dans un cadre.Je réponds, mais il y avait déjà les natures mortes. Elle dit, mais ici tout est brutal (elle dit broutal, elle s’excuse pour son accent américain).Elle sait, nous savons, que ce qui nous est donné à voir c’est ce qu’on nous cache d’habitude : tous les sales boulots nécessaires à notre propre vie, tout ce qui, dépourvu d’un quelconque attrait décoratif, fait que nous puissions nous perpétuer.
Nous sommes assises; devant ce monument de la peinture.
Je lui demande, mais vous, personnellement, qu’est-ce qui vous touche dans cette oeuvre?
Elle dit qu’elle est triste, qu’elle pense à l’animal, a sacrifice, au crucifix.
On ne voit plus l’animal.
Je lui dis que j’ai écrit un texte sur la gestion du temps, qui joue avec cette expression, que nous employons aussi en anglais, la dead line. et que j’ai traduite en cette bizarrerie d’expression de ligne morte. Dans ce texte, j’écris à un moment « Mon avenir, c’est ma viande ».
Nous regardons toutes les deux devant nous, devant cet avenir qui s’impose à nous, toute cette viande étalée.
Elle dit : en même temps, c’est un sujet de peinture intéressant, c’est vallonné, c’est comme un paysage. Sauf que dans les paysages le bleu et le vert rivalisent, et qu’ici, tout est rouge. Ou noir. Je dis : c’est un tableau très sombre.
Je viens pour parler de toucher, je me retrouve devant un écorché.

L’émotion, une question politique | 2014 | ni l'un ni l'autre | Tags: ,