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septembre 06, 2013
abaisser la dérive | filer droit contrôler : heurts – points de faille – errances – gîte – faux pas apprendre le plat : il m’a donné une ligne à suivre – une ligne pour lui – il m’a dit « vas là » « prends la ligne de mes désirs » – il m’a dit « suis ça » | pas moi | il m’a dit « suis, endure, n’échoue pas, encaisse » – coup pour coup
lever le corps | s’échapper par la tangentetes traits crachés dans mon visage – notre indiscutable dont je n’ai su que faire – quitter – te quitter – si loin que je puisse entendre et voir – ce qui nous coûte – ce qui nous manque de nous
le trait du | faux | jour de la lumière qui enfle dans la bouche – le corps pétri d’angoisse charrie le chagrin jusqu’au soir – ce dernier | par effet d’obscurcissement | l’autorise alors à l’expurger – laissant la tête et l’âme endolories – stupéfaites – la nuit rechute
biffer les traits offerts | boxer | au bord du corpsà la lisière de l’inconfort – essuyer la douceur intraitable de vivre – ici où les erreurs se payent sur-le-champ – reprendre son souffle – le protège-dents au creux du gant – 30 secondes – revenir inlassablement au cœur du ring imaginaire – tracer mentalement la corde – se carrer dans l’espace – répéter le corps – feindre la répétition – saturer – éreinter – danser la matière – encaisser – recevoir plus que donner – souffrir – modérer l’usure – faire du corps le siège, l’instrument et la cible
traits à soi | bleuter le corps
Anne-Charlotte Chéron
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Heureuse et touchée vraiment d’accueillir ce texte d’Anne-Charlotte Chéron, dont j’ai commencé à lire le beau En marges récemment. Trop récemment. Mais ouf, à chaque fois que ça m’arrive de me rendre compte que j’ai failli passer à côté de quelque chose de bien, je repense à ce cinéphile qui à chaque fois que je lui avouais mon ignorance sur un film, me répondait : « Vous ne connaissez pas? Vous avez de la chance! Vous allez pouvoir découvrir ». Système de la double chance, celle de l’ignorance (et du futur possible qu’elle engendre), celle de l’actualisation des possibles dans la découverte. Donc, je suis une double chanceuse, et triple même, car voilà, nous vases-communiquons, avec pour nous deux l’idée du trait comme point de départ, si vous me permettez la formule.
Vous pouvez lire mon texte chez elle, donc, ici.
Et pour découvrir tous les autres vases communicants : c’est ici (Merci Brigitte Celerier!)
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ça n’en finit jamais
août 12, 2013
Tu comprends un jardin c’est comme écrire. Alors j’ai cessé d’écrire. Tu comprends? Non tu ne comprends pas. Tu ne comprends pas comment ça peut prendre, un jardin. C’est comme tout, tu me diras. Oui, comme tout, mais surtout comme écrire. C’est fermé pareil, un jardin, et en même temps tu n’en vois pas le bout.
Au début tu crois au résultat, c’est mieux que croire, même : tu le vois.
Tu ne vois pas ce que tu as devant toi, tu vois ce que tu veux, un résultat.
C’est comme tout, tu me diras (tu penses : comme n’importe quoi).
Non, pas comme tout. Car tu ne vois rien quand tu vois ça. Tu restes seulement planté là, et tu sens monter, depuis l’intérieur de cette vision aveugle, ce besoin d’arracher.
Alors tu te baisses, et tu arraches. Tu débusques des départs de racines, tu attrapes, tu soulèves des lignes. Tu aimes particulièrement celles qui courent à faible profondeur, mais loin.
Ensuite tout ce matériau séparé de ce qui le nourrissait tu l’entasses, tu le regardes sécher, pourrir. Tu as le temps.
Tu sors de la terre les cailloux. Enfantement ininterrompu de gros os crayeux, tu pourrais continuer toute ta vie qu’il y en aurait encore qui viendraient, poussés depuis le plus profond vers la surface. Un moment d’inattention, à froisser entre tes doigts une feuille qui sent l’anis, et en voilà d’autres qui affleurent, et qui ont failli t’échapper (c’est un peu comme Tetris à l’envers).
Alors tu fais cette chose qui n’arrive qu’au jardin, et en écriture : tu enfonces tes doigts dans la surface. Elle est tiède. Tu forces les pierres à mûrir, et tu cueilles.
Tu fais des tas.
Les gros cailloux les moyens cailloux les petits cailloux.
Les vraiment très gros cailloux, il y en a tu sais, tu en fais des îles, tu fais un archipel en ligne qui aille d’un point à un autre pour quand le sol sera spongieux, boueux. Tu construis pour plus tard des chemins où on serait préservé.
Les gros cailloux tu les poses à plat pour faire des bordures de potager, et déjà dodelinent sur quelques-unes d’entre elles des rondeurs de courge.
Les moyens cailloux tu les sépares encore, entre les plats et les pas plats. Les très plats tu les poses sur la terre nue, l’un à côté de l’autre, tu cherches à les emboîter, à faire que le convexe épouse le concave. Tu fais comme ça toute une bande, tu marches dessus, tu te satisfais vite de cette civilisation approximative en mosaïque. Les cailloux moins plats tu les mets sur la tranche, serrés en rang d’oignon, et voilà qu’ils forment entre le lieu où tu vis et le lieu où ça va pousser une minuscule barrière hérissée qui monte la garde, un petit limes devant ta voie romaine d’où tu pourras inspecter la venue de tout liseron séditieux.
Devant le tas de petits cailloux, tu t’assieds. Tu entres en confiserie. Tu choisis un à un les plus ronds, les plus lisses, les plus blancs. Tu en prélèves un premier entre pouce et index, le refoule vers la paume, en prends un second, un troisième, un quatrième… Au bout de dix tu débordes, ta main
déborde. Alors tu déverses dans le creux de ta jupe. Tu n’as pas de jupe? Tant pis pour toi.
Quand la jupe est pleine il faut se lever, marcher jusqu’au seuil de la porte de la maison, déverser tout, là où les pluies de l’hiver ont creusé ce trou, et petit à petit faire une flaque à la place de la flaque, une flaque de cailloux doux aux pieds des enfants, s’ils sortent pieds nus de la maison.
Les petits cailloux pas doux tu ne sais pas quoi en faire. Ils sont le reste, un tas irréductible et tranchant au fond du jardin, ton œuvre véritable.
Mais quand tu as fait tout ça tu n’as pas fini. Tu as encore tant à faire. Couper les courgettes blanches, tâter leur fermeté comme les maquignons font avec les cuisses des filles de ferme. Rajuster au raphia le port de tête des tomates. Et le soir, pisser par un grand tuyau sur tes artichauts.
Aussi, tu ramasses le bois tombé du dernier orage. Tu casses les branches au genou, pour faire des fagots rangés.
Tu aimes l’ordre.
Tu prépares quelque chose. Tout, même.
Mais tu ne sais plus quoi. Tu vois désormais tant de choses ici que tu ne vois plus ton résultat du début.
Tu tournes la tête, tu aperçois là-bas tous ces chardons. Il aurait fallu les arracher. Si tu n’arraches pas, l’année suivante c’est pire. À certains endroits, ils sont les maîtres. Mais leur couleur : un venin doux, devant lequel tu as renoncé. Sont restés juchés en vigile au-dessus du peuple des graminées. Jusqu’à ce soir où le mauve a disparu, laissant partout la place à ces blondeurs ébouriffées, qui ne demandent qu’une brise pour s’égailler, au mépris de toutes tes bordures.
Alors tu vois, c’est comme ça quand tu es au jardin. C’est comme écrire. Ça n’en finit jamais.
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Où est l’été
juin 26, 2013
Pour l’instant ne cherchez pas l’été sur les rives de la Seine, de la Loire ou du Rhône : il s’est installé à Ekaterinenbourg et s’y trouve bien. Je peux le dire, j’en reviens. Le soleil là-bas tape dans un grand raffut sur le verre des buildings, le marbre des emmarchements des immeubles d’affaire, le fleuve si large, qu’on n’arrête pas de traverser, retraverser, reretraverser. Et malgré la chaleur, les pas sont légers dans des distances beaucoup plus grandes que celles si raisonnables qui séparent, dans nos villes denses et étroites, un endroit où nous avons à faire d’un autre endroit où nous avons à faire.
L’été est à Ekaterinenbourg. Plus exactement, il a élu domicile pour au moins quelques jours encore dans une petite rue un peu à l’écart des avenues où triomphent en syncrétisme les imageries CCCP, une certaine idée de la modernité (?), et les filles aux cheveux lisses, aux hanches étroites et aux talons très hauts.
Le vrai été s’épanche un peu à l’écart, dans cette petite rue, à l’ombre de peupliers dont le pollen ouaté dépose partout une neige étrange et douce.
Quand on remonte cette rue pour la première fois, on ne voit au départ que l’horizon toujours bleu garanti par la façade de la plus vieille église orthodoxe de la ville.
Puis, on arrive devant une très jolie et improbable datcha blanche aux corniches de bois ouvragées, et l’oeil est attiré par des petits rubans de toutes les couleurs accrochés aux branches des buissons qui bordent le trottoir. Brusquement on se sent comme ces rubans, attaché à une sorte de joie enfantine et chamanique. C’est ici exactement qu’est l’été en ce moment : au théâtre Kolyada, où se tient un festival de théâtre international où l’on nous a fait le très grand cadeau, à Juliette Mezenc, Stéphane Gantelet et moi-même, de nous inviter, pour une performance de mon projet Étant donnée.
Mais avant de vous parler de nous, laissez-moi vous dire d’abord, laissez moi vous donner quelques un des noms de ceux qui font l’été en ce moment.
Il y a Nikolaï Kolyada bien sûr et avant tout. Nikolaï Kolyada donne les tickets à l’entrée des spectacles, sert le vin en Cubitainer à la sortie des spectacles, demande à chacun si ça va, s’assoit parfois sur les marches de la datcha pour discuter et rire, puis repart servir des verres, régler mille détails. Nikolaï Kolyada c’est aussi celui qui est au milieu des comédiens quand ils viennent saluer à la fin de spectacles d’une énergie, d’une liberté telle que forcément ça se propage en vous par la peau et par les yeux, et que la joie chamanique et enfantine, vous comprenez qu’elle n’est pas due qu’aux petits rubans. Nous avons vu le mariage de Gogol, et un Tramway nommé désir, montés tous deux par Nikolaï Kolyada. Vous pouvez aussi voir ici un Hamlet qui ravage, joué à l’Odéon il y a quelque temps. Tant d’intelligence, d’invention, de générosité dans les mises en scène de Kolyada, dans le jeu de tous les acteurs, que je ne vais dire que des âneries à vouloir vous décrire mon trouble, ma joie, ma reconnaissance.
Il y a Natalia Sannikova, que nous avons rencontré en octobre à la Chartreuse, et c’est elle qui nous a invité après nous avoir entendu dans une première version beaucoup plus courte d’Etant donnée. Natalia est une passeuse, au regard et au rire fin (quand elle nous dit, par exemple, qu’en Russie, quand on sort des jurons, on dit ensuite : excusez moi pour mon français!), et c’est un honneur de savoir que c’est elle qui a traduit mon texte pour le public russe. Et merci aussi à Marina, de l’alliance française d’Ekaterinenbourg, pour avoir assuré en direct le sur-titrage et sa synchronisation!
Il y a Varia et Macha, qui nous ont fait le plaisir de leur présence attentive tout le long de notre séjour, de leur français si doux et si maîtrisé déjà, qui nous ont guidés dans les longues longues longues rues d’Ekaterinenbourg, qui ont répondu à toutes nos questions naïves, et qu’on ne voudrait surtout, surtout pas perdre de vue.
Il y a Tatiana, qui nous a accueilli dans son théâtre pour la performance d’Etant donnée, car le festival Kolyada s’épanche tout comme l’été dans de nombreux théâtres de la ville, et nous, nous étions dans celui de Tatiana, nous ne pouvions pas tomber mieux, la salle était comme un cocon pour ce qu’il faut bien avouer être nos premiers essais de scène, si bien que nous n’étions même pas trop intimidés de savoir que s’y jouait aussi en ce moment Combat de nègres et de chiens de Koltes. Là-bas, Ivan, le technicien, a aplani tous nos soucis, et Tatiana a partagé avec nous thé, café, vodka et surtout une gentillesse que la barrière de la langue n’a pas réussi à dissuader.
Il y a les Polonais, les Moldaves, les Kirghizes dont nous n’avons pas vu les pièces, quel dommage, il y a ces étudiantes de Samara avec qui nous avons parlé de choses si importantes qu’avec l’une d’elles nous nous sommes trouvées si étonnées de nous constater si proches que nous sommes tombées dans les bras l’une de l’autre. Il y a tous ceux dont je ne parle pas mais que je vois encore à l’intérieur, je sais, pour longtemps.
Avec tout ça je ne vous ai pas parlé de notre performance… Et bien c’est simple : venez à la Chartreuse de Villeneuve les ‘Avignon du 8 au 15 juillet, nous y sommes tous les jours sauf le 10, à 14h, pour une version plus complète d’Etant donnée, en espérant avoir ramené avec nous, si ce n’est le jeu « Kolyada style », car nous en sommes très très loin, et nos accessoires de scène sont très différents, au moins une part de l’énergie et de la beauté qu’on nous a donné là-bas.
Et si vous voulez voir quelques images de notre performance, cliquez sur ce lien Kisskissbankbank où nous avons mis quelques actualités et des photos, et n’oubliez pas de nous soutenir, de nous aider financièrement, même avec une contribution très modeste, à la production de ce projet, qui est une performance mais aussi un site web, avec des tas d’artistes intéressants qui participent car NOUS AVONS BESOIN DE VOUS!!!!!
Merci d’avance, et à bientôt, j’espère, en Avignon
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Jardinière
juin 07, 2013
Vous pensez peut-être qu’une jardinière c’est un parallélépipède en fibro-ciment s’écaillant doucement pendant que des plantes étiques y dépriment en cherchant la sortie. Pourtant, le Trésor de la langue française est formel, une jardinière, c’est bien la variété féminine du jardinier. Ici, nous avons affaire à une jardinière très particulière. Elle cultive un jardin vertical sur une paroi vitrée. Elle y place des feuilles, et crée ainsi un avant-plan pour la photographie, avec ce résultat que le cadre est dans la photographie au lieu que ce soit l’inverse. Elle colle les feuilles à la vitre en utilisant sans doute leur adhérence naturelle. Côté extérieur. Ne croyez pas que ce soit par paresse, pour éviter de les amener à l’intérieur. Non, la jardinière est infatigable. Elle sait que les feuilles se plaisent plus à l’air libre.
Certaines sont disposées de côté comme si elles indiquaient une direction : c’est par là, suivez le chemin. Vous savez, dirait-elle, le chemin de la vie, celui qui change de direction chaque fois qu’il me vient une nouvelle idée, une curiosité. Aimerait-t-elle, comme lui enfant, placer ces feuilles entre des lames pour regarder leurs cellules au microscope. Suivre les nervures, les canaux qui apportent l’eau et les minéraux des racines aux feuilles et qui ramènent le glucose vers la plante, comme une miniature à l’envers de nos artères et de nos veines. Voir les cellules tapissant toute la surface, pas deux pareilles et pourtant toutes semblables.
Derrière des plantes grimpent en s’agrippant au claustras. Elles accrochent le soleil, le réfléchissent presque comme des miroirs. Mais la nuit, le soleil électrique sera du côté des feuilles vitreuses. Elles deviendront plus transparentes encore, guideront les visiteurs. C’est ici, chez la petite jardinière, diront-elles.
Philippe Aigrain
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Ce site était en jachère depuis un certain temps, du fait que je me dissémine dans de nombreux autres endroits (notamment celui-là, et celui-là). Il fallait donc un jardinier hors pair pour venir ici proposer des surprises nouvelles sans ratiboiser les herbes folles. Nous avons plusieurs choses en partage avec Philippe Aigrain,notamment le goût du jardin, alors nous nous sommes échangé des photos sur cette évocation pour ces vases communicants de juin, et voilà. C’est peu de dire que cela me rend fière et heureuse.
Mon texte chez lui, est à lire ici
Et pour lire toutes les fleurs de ces vases communicants de juin, grâce à Brigitte Célerier, c’est ici.
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Surpris
mars 10, 2013
( 2 août 1942 -En forêt de Fontainebleau près de Verreux)
On passait par là avec ma femme, mes enfants et notre épagneul, on se promenait. Les deux petits couraient loin devant avec le chien, rebroussaient chemin jusqu’à nous, repartaient en arrière, revenaient, et ça faisait comme un fuseau de roux et de rires qui nous emportait le long de l’allée. Ils étaient repartis devant, on les voyait au loin. Ils ont couru jusqu’à l’orée de cette clairière. Arrivés là, les enfants se sont arrêtés net. Le chien ne comprenait pas leur soudaine immobilité, il sautait et jappait autour d’eux. Nous nous sommes approchés, silencieusement ils nous ont attendus, regardant ce nous ne pouvions voir depuis l’allée, regardant vers la clairière.
Je les ai vu tous les trois, j’ai vu la peur entre nous.
J’ai voulu nous éloigner tout de suite, j’ai voulu qu’on passe notre chemin sans insister, pour oublier qu’on les avait surpris, qu’ils nous avaient vus, que nous étions tous fragiles et méfiants ces derniers temps.
Mais lui, m’a appelé, s’est levé.
En venant vers moi il ne souriait pas, pas vraiment.
Il portait un boîtier noir à la main.
Il m’a expliqué en mots brefs le fonctionnement de l’appareil, est allé se rasseoir.
Que voulait-il garder de cet instant si raide? C’est comme s’il cherchait à fabriquer pour nos yeux le prétexte d’être ici.
Derrière moi ma famille posait aussi, mes enfants sagement rangés à droite et à gauche de leur mère, et l’épagneul aussi restait figé, assis au pied.
Chiens de faïence.
Il y avait un tel silence dans la clairière que le déclic de l’appareil nous a comme réveillés.
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Sur les bords
février 06, 2013
Mon dieu Yvette que tu es coquine!
Quelle idée as-tu eu encore de nous trainer tous là à la sortie de la noce? Tu n’as rien d’une enfant, pourtant…
En société tu tiens ton rang et ton rôle, tu ne laisserais personne prendre la place que tu t’es octroyée, et tu as beau ne pas être la plus belle, c’est toujours et encore toi qu’on regarde.
Par ton aplomb, ton pragmatisme, ta drôlerie, tu as acquis auprès de tous une autorité que personne ne conteste. Bourgeoise tu l’es, fièrement, et gouverner te semble un dû.
Aujourd’hui encore tu es la reine de la fête, et les mariés sont fades et éclipsés.
D’ailleurs ils te doivent tout, c’est toi qui a manigancé pour que ta nièce trouve ce que toute ta famille considère comme un parti inespéré, quand toi tu nous regardes, nous et notre fortune imposante, avec une gentille condescendance qui fait que même mes tantes les plus acariâtres te mangent dans la main.
Tu es rusée comme pas deux, tu es de celles qui font les grandes négociations d’alliances, la paix par le commerce et les intérêts bien compris.
On ne te craint pas vraiment, mais on t’obéit. On se coupe en quatre dans la joie pour satisfaire au moindre de tes caprices. Quand tu as arrêté toutes les voitures sur la corniche et décidé qu’on irait voir l’estran, personne n’a moufté.
On ne peut pas t’en raconter, tu en connais long sur beaucoup de choses, sans avoir eu besoin des livres. Mais là, sur la plage, je t’ai vu ôter tes escarpins, aller jusqu’au bord des vagues et t’amuser comme l’enfant que tu n’es plus et que tu n’as peut-être jamais été.
Puis tu m’as enjoint de te suivre un peu plus loin, pour que je te prenne en photo sur le fond et dans la posture que tu choisirais.
Te voilà, pieds nus et narquoise. Ton physique coquet et replet, tu l’arbores sans complexe, et tu compenses ton manque de sublime par une joliesse qui frise toujours le ridicule pour mieux forcer le respect.
Comme d’habitude, tu as l’air d’avoir une petite idée derrière la tête. Que vas-tu me dire? Je sens le poil de mes avant-bras se hérisser d’une légère terreur, d’un plaisir léger.
Ton sens aigu du persiflage, dont chacun de nous a déjà été victime, nous devrions le craindre, mais nous l’aimons car quand tombe une de tes moqueries, on se met à rire trop fort et trop aigu, soulagé que cette fois-ci ce soit tombé sur quelqu’un d’autre, qu’on ne plaint pas, non, et qui rit aussi s’il entend, car si tes mots pincent ils ne font jamais vraiment mal. Rien chez toi ne vire aigre. Fraîche et comme acidulée, tu as tout de la Chantilly, y compris le côté surjoué.
Mais dans ta posture soudain comme une retenue, une pudeur.
Yvette, je me trompe, ou bien ton petit regard en coin n’est pas que moquerie à mon égard? On dirait une invitation à approcher vers le mouillé de dessous tes jupes, par là où tout devient flou.
Toi si campée, tu me fais chavirer.
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Vers l’envol
février 04, 2013
Madame,
Je ne vous connais pas, je ne vous ai pas connue. Si votre image est là devant moi c’est parce que votre fille me l’a envoyée, par fichier attaché, titré maman_arbre.
Nous nous retrouvons l’une en face de l’autre, moi devant l’écran, vous dedans.
Moi gênée et brûlée devant votre regard si beau et si droit, qui ne me voit pas.
J’aurais pu refuser. Peut-être même j’aurais dû, d’ailleurs j’ai tenté. J’ai dit, tu sais ce n’est pas mon projet, mon projet ce sont les photos orphelines, que plus personne ne réclame. Elles n’appartiennent plus à personne, j’essaie juste qu’elles puissent appartenir à tout le monde. Avec vous, Madame, ce n’est pas possible. C’est votre fille qui est orpheline, pas votre image.
Votre fille me l’a dit : votre image, celle-là en particulier, elle la regarde souvent. C’est important pour elle. Parce que je sais cela, l’intensité et la fréquence de ses regards sur vous sont autant de fils invisibles qui occupent tout l’espace entre vous et moi, qui vous regarde aujourd’hui. Autant de fils que j’aurais peur de casser, d’emmêler. Car mon espace d’intervention, le véritable endroit de beauté et de risque que je vois, dans ce travail sur photographies, c’est justement dans cet espace de regard là, quand il est déserté. Je n’interviens pas tant dans la surface de la photographie, pas non plus sur ses bords, sur ce hors champ que je me plais pourtant à esquisser. J’interviens, comme quand on raccorde un bouton à une chemise, par couture perpendiculaire entre moi et la photographie. J’essaie de la relier à ma vie, à celle des autres vivants qui me lisent, par le fil mince de l’écriture et d’un regard investi. Ma couture est un fil de fiction, je couds de fil blanc une affection que je ressens profondément. À chaque personne de ces photographies je m’attache, d’un lien fort vraiment, presque douloureux. Je deviens leur sœur leur mère leur père leur fils leur amant, je deviens leur proche. Et là voyez-vous Madame, je ne me permettrai pas de prendre place auprès de vous, car vous êtes encore très entourée, vous l’absente.
La demande que me fait votre fille dépasse mon projet. Vous ne ferez pas partie de ma série, ce n’est pas possible. Je ne peux pas faire comme si c’était moi qui vous avais inventée. Je dirais, même si sur cette image vous me semblez plus jeune que moi, plus jeune qu’elle je crois, c’est encore vous la mère. Je ne peux pas donner jour à votre place, je n’en ai pas le droit.
La demande de votre fille me dépasse, en fait elle me submerge. Voilà pourquoi je vous écris quand même. C’est pour ça que j’écris, c’est toujours pour ça. Pas pour endiguer, ni surmonter, mais pour rendre compte de ce qui est plus grand que moi et que pourtant, parfois, je vis. C’est pour rendre compte de la vie que je vous écris à vous, qui êtes morte.
Je suis devant vous, vous regardez vers moi, je ne peux pas faire comme si c’était moi que vous regardiez. Ce regard je ne pourrais le réinvestir sans impudeur. Alors devant vous je ne peux faire que cela, tenter de m’expliquer.
Vous dire que je tente quand j’écris d’être dans la justesse sans me préoccuper du vraisemblable.
Je vous regarde encore.
Vos pupilles si noires, valeur la plus sombre dans toute l’image, comme deux trous de présence. Comme si tout le reste de vous s’absentait déjà, se fondait dans un paysage inaccessible.
Je repense au titre du fichier qui vous porte : maman_arbre. Je pense à ces nymphes attachées à des arbres, pas seulement comme à un lieu de résidence, mais comme à un corps. Vous avez rejoint dans les pensées de ceux qui vous aiment cet état végétatif, si puissant, où vous existez sans plus vous mouvoir. Vous êtes une nymphe.
On dit nymphe aussi pour désigner cet état du papillon entre la larve et l’état adulte, celui qui a des ailes. Cet état là, celui où les ailes se déplient, porte le nom troublant d’imago.
Madame, vous n’êtes pas encore une image.
Un jour sans doute, vous vous envolerez.
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Marche
janvier 30, 2013
Viens ! Allez, vas-y, n’aie pas peur! Papa est là. Tu sais que tu ne crains rien quand Papa est là! Allez, courage! Oui! C’est bien, pose ton petit pied à plat comme ça, avance! Viens voir Papa! Allez, encore! Oui, c’est bien! Comme tu es grand maintenant mon garçon! Enfin je te vois. De toute ta petite hauteur je te vois. Allez, encore un pas… Parfait, allez, on continue! Et encore un! Tu es un vrai conquérant dis-moi! Je suis fier de mon fils, il est fort, il se débrouille bien.
Bientôt tu vas lâcher la main.
Bientôt tu feras tes petits pas tout seul. On partira tous les deux dans le jardin, tu me suivras… Tu verras, on s’amusera bien tous les deux.
Et puis on sortira du jardin.
On ira sur le chemin là-bas, et dans les prés. On ira dans les forêts. Je t’emmènerai à la chasse, tu veux? Je te verrai tenter de courir après les lièvres débusqués, je t’entendrai rire de terreur, de surprise, et puis te fâcher de ne pas pouvoir les rattraper.
Mais ensuite tu auras ton petit fusil. On partira loin tous les deux, avec les autres on partira, avant l’aube.
On se taira et on marchera longtemps. Tu passeras devant, et tu n’auras pas peur dans le noir. Tu seras l’éclaireur, tu n’auras pas peur. Un homme n’a pas peur. Un homme sait qu’il est tout seul et qu’il doit savoir marcher, un pas devant l’autre et encore, il doit savoir marcher sans pitié pour lui-même ni pour les autres, un homme doit savoir oublier qu’il a été petit et que des bras l’ont tenu. La main qui t’a guidé ne comptera plus. Marche mon fils, marche.
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Vivons cachés
janvier 28, 2013
De Monaco tu n’as pas aimé la petitesse du lieu. Territoire étriqué, bourré à craquer, où l’on croise des femmes aux sacs à main minuscules, mais trop pleins aussi, trop pleins de petits riens, mouchoir fin, blush et miroir, gros billets et piécettes à déverser dans les machines du casino.
Tu t’es moquée du décor propre et de la fable aux princesses, tu t’es agacée du bruit des voitures toujours en course même quand ce n’est pas le moment du prix.
Tu n’as pas aimé non plus comme le soleil était convoqué pour faire briller les chromes, pour servir les peaux à démontrer des réussites éclatantes, comme tout ici ne sert qu’à cela, se montrer en triomphes factices.
Le seul endroit que tu as aimé c’est ici, ce paysage de rocaille ordonné en chemins de bitume serpentant sagement sous la chaleur. Faute de plus sauvage, tu en as fait un terrain de fugue et d’espièglerie, le seul possible. Il faisait trop chaud cet après midi là pour qu’on y croise les délicates et les mondaines, les toilettes sophistiquées, les chapeaux et lunettes, les montres brillantes. Mais toi, tu étais là à ton aise, en aventurière, en gamine, jouant à cache cache avec mon objectif parmi les cactées et les plantes grasses. Au royaume du paraître, tu as refusé la place au soleil que je te proposais pour garder le souvenir de cette escapade. Je n’ai pu t’attraper que comme ça, camouflée dans les piquants d’ombre et de lumière, invisible et radieuse.
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PS : erratum du post précédent, corrigé depuis : ce n’est pas le 30 janvier mais le 1er février à 16H30 que j’interviens au colloque de la Maison des écrivains et de la littérature « Enjeux IV : Quand la littérature fait savoir » (semblerait qu’elle ne fait pas savoir comment gérer son agenda)
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Pendant ce temps là
janvier 20, 2013
Janvier a fait la bascule déjà, s’incline vers février sans que j’ai ouvert cet espace pour y articuler, pour vous qui venez, des vœux. Alors je fais ce vœu pour vous, que les commissures de vos lèvres soient le plus souvent possible relevées, que vos bouches soient contentes et pas seulement d’avoir été bien nourries. Qu’elles puissent et sachent se nourrir en autonomie et en partage, en opposant un sourire aux administrations de médecines « amères mais nécessaires ».
Qu’elles puissent chanter.
Lorsque j’ai ouvert la première version du blog Petite racine en 2009, j’avais indiqué, dans la fiche d’identité du blog que la plate-forme d’hébergement me demandait de remplir, cette description : « une bouche de plus à nourrir ». Je parlais bien sûr de l’obligation de régularité et de soin. Je ne me rendais pas complètement compte, je crois, à ce moment là, que cette bouche dont je parlais, c’est la mienne avant tout. Bref, cette évidence : qu’on écrit pour nourrir sa propre faim, dont on ne connait pas l’origine, et que faisant cela, et comme par inadvertance, on s’invente quelque chose à donner. Et qu’on découvre la joie de s’échanger les petites cuillères par dessus la table, avec tous ceux qui se reconnaissent cette faim là, qu’aucune consommation, même « culturelle », ne saurait assouvir autrement que comme ça, en autonomie et en partage.
Et pour que ça marche, il faut, pour moi du moins, dans le temps que j’ai, que la régularité puisse souffrir des exceptions. Pour que donner ne devienne pas fournir.
Néanmoins, pendant ce temps là où je ne suis pas là, j’essaie, sinon de chanter, du moins de parler.
Ici quelques liens vers des captations d’interventions faites en public, et des annonces d’autres choses à venir :
- 4 décembre 2012 Intervention à la soirée *di*/zaïn #3, à l’invitation de designersinteractifs.org, au Divan du Monde : captation
- 18 décembre 2012 Intervention aux « Entretiens du Nouveau Monde industriel » organisés par l’IRI Centre Pompidou : captation
Et à venir :
- 1er février 2013 après-midi : Intervention au colloque de la Maison des écrivains et de la littérature au Petit Palais : Grands Enjeux IV « Quand la littérature fait savoir »
Et puis signaler aussi que j’ai écrit dans différentes revues auxquelles je suis fière de participer :
- Revue d’Ici là, n°9, dirigée par Pierre Ménard (profitez-en pour vous abonner à Publie.net si ce n’est déjà fait)
- Et Remue.net
Il y aurait d’autres choses à dire mais c’est pour plus tard, donc cessons les bavardages, et à nos cuillères.