Tu comprends un jardin c’est comme écrire. Alors j’ai cessé d’écrire. Tu comprends? Non tu ne comprends pas. Tu ne comprends pas comment ça peut prendre, un jardin. C’est comme tout, tu me diras. Oui, comme tout, mais surtout comme écrire. C’est fermé pareil, un jardin, et en même temps tu n’en vois pas le bout.

Au début tu crois au résultat, c’est mieux que croire, même : tu le vois.
Tu ne vois pas ce que tu as devant toi, tu vois ce que tu veux, un résultat.

C’est comme tout, tu me diras (tu penses : comme n’importe quoi).

Non, pas comme tout. Car tu ne vois rien quand tu vois ça. Tu restes seulement planté là, et tu sens monter, depuis l’intérieur de cette vision aveugle, ce besoin d’arracher.

Alors tu te baisses, et tu arraches. Tu débusques des départs de racines, tu attrapes, tu soulèves des lignes. Tu aimes particulièrement celles qui courent à faible profondeur, mais loin.

Ensuite tout ce matériau séparé de ce qui le nourrissait tu l’entasses, tu le regardes sécher, pourrir. Tu as le temps.

Tu sors de la terre les cailloux. Enfantement ininterrompu de gros os crayeux, tu pourrais continuer toute ta vie qu’il y en aurait encore qui viendraient, poussés depuis le plus profond vers la surface. Un moment d’inattention, à froisser entre tes doigts une feuille qui sent l’anis, et en voilà d’autres qui affleurent, et qui ont failli t’échapper (c’est un peu comme Tetris à l’envers).

Alors tu fais cette chose qui n’arrive qu’au jardin, et en écriture : tu enfonces tes doigts dans la surface. Elle est tiède. Tu forces les pierres à mûrir, et tu cueilles.

Tu fais des tas.

Les gros cailloux les moyens cailloux les petits cailloux.

Les vraiment très gros cailloux, il y en a tu sais, tu en fais des îles, tu fais un archipel en ligne qui aille d’un point à un autre pour quand le sol sera spongieux, boueux. Tu construis pour plus tard des chemins où on serait préservé.

Les gros cailloux tu les poses à plat pour faire des bordures de potager, et déjà dodelinent sur quelques-unes d’entre elles des rondeurs de courge.

Les moyens cailloux tu les sépares encore, entre les plats et les pas plats. Les très plats tu les poses sur la terre nue, l’un à côté de l’autre, tu cherches à les emboîter, à faire que le convexe épouse le concave. Tu fais comme ça toute une bande, tu marches dessus, tu te satisfais vite de cette civilisation approximative en mosaïque. Les cailloux moins plats tu les mets sur la tranche, serrés en rang d’oignon, et voilà qu’ils forment entre le lieu où tu vis et le lieu où ça va pousser une minuscule barrière hérissée qui monte la garde, un petit limes devant ta voie romaine d’où tu pourras inspecter la venue de tout liseron séditieux.

Devant le tas de petits cailloux, tu t’assieds. Tu entres en confiserie. Tu choisis un à un les plus ronds, les plus lisses, les plus blancs. Tu en prélèves un premier entre pouce et index, le refoule vers la paume, en prends un second, un troisième, un quatrième… Au bout de dix tu débordes, ta main
déborde. Alors tu déverses dans le creux de ta jupe. Tu n’as pas de jupe? Tant pis pour toi.

Quand la jupe est pleine il faut se lever, marcher jusqu’au seuil de la porte de la maison, déverser tout, là où les pluies de l’hiver ont creusé ce trou, et petit à petit faire une flaque à la place de la flaque, une flaque de cailloux doux aux pieds des enfants, s’ils sortent pieds nus de la maison.

Les petits cailloux pas doux tu ne sais pas quoi en faire. Ils sont le reste, un tas irréductible et tranchant  au fond du jardin, ton œuvre véritable.

Mais quand tu as fait tout ça tu n’as pas fini. Tu as encore tant à faire. Couper les courgettes blanches, tâter leur fermeté comme les maquignons font avec les cuisses des filles de ferme. Rajuster au raphia le port de tête des tomates. Et le soir, pisser par un grand tuyau sur tes artichauts.

Aussi, tu ramasses le bois tombé du dernier orage. Tu casses les branches au genou, pour faire des fagots rangés.

Tu aimes l’ordre.

Tu prépares quelque chose. Tout, même.

Mais tu ne sais plus quoi. Tu vois désormais tant de choses ici que tu ne vois plus ton résultat du début.

Tu tournes la tête, tu aperçois là-bas tous ces chardons. Il aurait fallu les arracher. Si tu n’arraches pas, l’année suivante c’est pire. À certains endroits, ils sont les maîtres. Mais leur couleur : un venin doux, devant lequel tu as renoncé. Sont restés juchés en vigile au-dessus du peuple des graminées. Jusqu’à ce soir où le mauve a disparu, laissant partout la place à ces blondeurs ébouriffées, qui ne demandent qu’une brise pour s’égailler, au mépris de toutes tes bordures.

Alors tu vois, c’est comme ça quand tu es au jardin. C’est comme écrire. Ça n’en finit jamais.

ça n’en finit jamais | 2013 | ni l'un ni l'autre | Tags: ,