Lignes de fuite
octobre 27, 2011
J’étais dans cette gare où j’ai si souvent attendu. Vierzon. Ah Vierzon ça ne vous fait pas rêver? Voir Vierzon, voir Vesoul. Vierzon n’est pas une destination. Mais si on lit cette ville pour ce qu’elle est, une correspondance, alors elle s’ouvre et se déploie, le ciel y est grand, l’horizon est repoussé toujours plus loin. Les départs ont la certitude métallisée des lignes de fuite. Les portiques des lignes électrifiées se découpent dans l’air transparent des dimanches soir. Ce sont des potences pour toutes les idées qui vous feraient rester. Il y a ce vertige : quinze lignes parallèles qui vont s évaser, s’aiguiser deux à deux à même la chair de paysages neufs.
Dans le haut-parleur on entend plus souvent Nevers Bourges Mehun-sur-Yèvre qu’Istanbul ou Ispahan. Pourtant c’était tout un rêve d’ailleurs car il y avait Paris, aussi, dans le haut parleur. Paris depuis longtemps n’est plus un ailleurs mais il reste cela : une joie, une jeunesse, quand je suis seule sur les quais de Vierzon.
Et puis surtout il y a, suspendu dans le bleu et enjambant les voies, un très massif pont de fer, peint en rouge, vert, bleu, jaune, et support de tant de rêveries. Peu importe les destinations annoncées, ce pont était l’arche et l’oiseau.
J’ai voulu cette fois-ci prendre l’image de ce pont dans le couchant, comme si son mystère pouvait résister à une telle mise à plat. J’ai pris une photo, ça ne donnait rien, et comme toujours quand je prends une photo, je me suis rapprochée pour en prendre une deuxième, et puis encore plus près, et une autre,…
Je me suis retournée, j’étais loin désormais. Loin des autres. Légère griserie à Vierzon.
Mais très vite sur un quai parallèle une silhouette s’est détachée du point d’encombrement, d’engloutissement, pour remonter jusqu’à moi, me héler. Regardez la photographie, on la voit remonter. C’était un contrôleur, il m’a dit : « On ne prend pas de photo ».
La griserie est retombée comme une herse. J’ai vu, comme je vous vois, tout autour de moi, les frontières invisibles. Car nous sommes libres bien sûr, libres de circuler, libres de cueillir. Nous sommes libres d’évoluer, oui, mais dans la limite des plages disponibles.
Et quand j’ai rebroussé chemin vers l’endroit des quais où il y avait du monde, vers le contrôleur, c’est tombé comme ça que dans mes écouteurs passait la chanson L’Europe de Noir Désir et on en était au moment exact où Brigitte fontaine psalmodiait à la manière des messages codés de la BBC :
« La vérole sur vos gueules, je répète, la vérole sur vos gueules »
Et puis un peu plus tard :
« Si vous ne trouvez plus rien cherchez autre chose. »
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Indésirables
octobre 12, 2011
Il se trouve que le temps me manque (oh la ritournelle) pour écrire. Qu’à cela ne tienne : j’ai de nouveaux et nombreux amis qui écrivent à ma place, et viennent ainsi combler le vide laissé par mes textes tardant à venir par des commentaires si empressés que leurs mots s’emmêlent. En hommage à leur enthousiasme, et pour les remercier de me remercier de leur donner l’information qui leur manquait cruellement (laquelle laquelle, qu’on me le dise, je n’avais pas le sentiment d’avoir souhaité informer quiconque de quoi que ce soit), pour les remercier de me remercier de les avoir étonnés, émerveillés, ouvert les yeux, donné des aperçus lumineux de la science, de l’économie, du dernier widget à la mode et du meilleur régime anti reprise de poids, pour les remercier en un mot de me remercier de leur avoir rendu, grâce à mes textes, la vie plus supportable, je leur adresse à tous ce texte miroir, compilation hélas non exhaustive des commentaires automatiques reçus ces deux derniers jours, afin qu’ils puissent, ces commentateurs effrénés, s’auto-commenter en toute tranquillité, et, tel Narcisse, se mirer en eux-mêmes. Et si possible s’y noyer, s’y dissoudre. Je sais, ça ne vaut pas une bonne vieille protection anti-spam, mais qu’on me laisse jeter quelques sorts avant de m’en remettre laborieusement à la procédure.
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La valise à New-York – Martine Sonnet
octobre 06, 2011
Le voyageur qui voulait faire provision d’eau pour continuer sa route sera déçu quand il sortira de la librairie – car la scène se passe devant la librairie Strand, 828 Broadway 12th St. NYC comme la couleur des taxis à l’arrière-plan l’indique. Un inconscient qui a cru faciliter la tâche des éboueurs et la marche des piétons, à moins qu’il ne s’agisse d’un plaisantin toujours prêt à faire une farce, a redressé sa valise à la verticale et l’a inconsidérément rapprochée de la poubelle. Ce qui peut suggérer que son aventure finit là, ce vendredi 23 septembre, et provoquer un enlèvement par les services de la voierie ou un réemploi par une voyageuse sans bagage. J’y ai pensé moi qui voyage un peu léger. Le voyageur bibliophile monté sur la pointe des pieds jusqu’au 4e étage de la librairie, petite flaque à sa suite sur chaque marche, avait pourtant pris soin de poser sa valise bien à plat sur le trottoir, couvercle rabattu grand ouvert, pour qu’elle se remplisse. Au lieu de quoi, la valise de qualité médiocre se détrempe, la pluie la traverse et son propriétaire n’en sait rien, tout absorbé qu’il est, lui, dans la contemplation d’un incunable. Mains glissées dans les fins gants blancs qu’on lui a fournis, il n’ose cependant tourner les pages de l’un des deux seuls exemplaires subsistants de l’anonyme Art admirable de faire communiquer les vases mis à la portée de tous, imprimé à Lyon, en langue vulgaire, dès 1478.
Pour voir la pluie sur la valise …
Merci à Martine Sonnet, chef de gare littéraire de Montparnasse et de tout lieu de départ, pour l’invitation qu’elle m’a faite à placer nos échanges de ce mois d’octobre sous le signe de la valise. Vous trouverez ma vision de la valise chez elle.
Merci à Brigitte Celerier pour la liste de tous les vases communicants de ce mois-ci.
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Serveuse vocale
septembre 27, 2011
Bonjour et bienvenue sur la serveuse vocale
« J’ai déjà pris connaissance des conditions générales, et je les accepte » appuyez sur dièse
Dans un souci d’amélioration constante de mes services, je vous informe que nos échanges peuvent être à tout moment enregistrés.
Si vous souhaitez connaître mes produits et leurs conditions d’achat appuyez sur la touche 1, ou dites VENTE, si vous souhaitez accéder aux informations pratiques, appuyez sur la touche 2 ou dites VENTE, si vous avez une réclamation à faire, appuyez sur la touche 3 ou dites VENTE, si vous souhaitez accéder directement à moi, alors raccrochez tout de suite ce n’est même pas la peine, si vous ne souhaitez rien alors restez en ligne.
La prochaine fois, si vous ne souhaitez pas réécouter ce message, dites VENTE directement.
Je suis à votre écoute, quelle est votre demande.
Je suis désolée, je n’ai pas bien compris votre demande.
Si vous souhaitez connaître mes horaires, je suis disponible tous les jours sauf lundi et jours fériés. Je suis ouverte sur rendez-vous et dans la limite des créneaux disponibles. Un espace convivial d’échange vous est proposé mais afin d’assurer au mieux la sécurité de tous, vous êtes invités à laisser vos idées personnelles à l’entrée. Toute tentative d’intrusion sera sanctionnée. Vous êtes priés de laisser la place à ceux qui en ont plus besoin que vous : les invalides de guerre, les invalides civils, les personnes agées, les PMR (personnes à mobilité réduite), les femmes enceintes, les personnes accompagnées d’enfant, les économiquement faibles, les non-voyants, sous-entendants, les simples d’esprits et toute autre catégorie munie d’un justificatif. Vous êtes priés d’appuyer sur la touche VENTE.
Je suis désolée, je n’ai toujours pas compris votre demande. A l’aide de mon système de transaction entièrement sécurisé, je vous prie de composer les 16 chiffres de votre carte bleue, suivis de sa date de fin de validité et des trois chiffres de sécurité situe au verso.
Je vous remercie d’avoir fait appel à mes services et je vous prie de m’excuser pour la gêne occasionnée.
>(Désolée, encore une photo floue. Mais notre réel aussi, non? Lire cela aussi, qui tourne autour du même pot, sur Remue.net)
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Tenace
septembre 12, 2011
Sous la peau de la terre, il y a des acharnements qui veulent se mesurer au mien. Alors, arracher, arracher, arracher, tout cela d’inutile, de piquant, de vivace. Arracher pour le plaisir de vaincre. Arracher pour mesurer comme ça ne sert à rien. Pour le plaisir de voir resurgir l’inutile, le piquant, le vivace. Pour l’espoir que sous toutes les peaux, sous la mienne aussi, fomente la même ténacité.
(période de peu de temps, peu d’écriture, mais peut-être qu’en dessous ça continue)
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Ce qu’il y a – Piero Cohen Hadria
septembre 01, 2011
Ce qu’il y a c’est que j’ai toujours aimé marcher.
C’est en allant à Sintra, il y a plus de deux ans, que j’ai appris, par un journal gratuit laissé là par un voyageur précédent, c’était à la fin du mois de juin, que Bamby
avait cassé sa pipe : je me suis dit, plutôt triste (à cause de « Beat it », de sa marche à l’envers, de cette façon de ne pas se voir en noir) qu’il avait mis fin à ses jours, ou quoi ?
Le train allait
depuis la gare de Lisbonne où les portes sont incluses dans des ornements de fer à cheval en stuc. On y accède par un escalier où des gens ont fait peindre des traces d’eau qui ruisselle sur les marches, un escalier roulant double le fixe, on aboutit aux voies qui donnent sur une terrasse qui domine Rossio qu’on voit un peu loin, il y a là un café. Le tout se trouve dans les mauves.
J’aime le train, mais j’aime surtout marcher. Les rues qui longent le port, prenez à partir de la gare de Cais de Sodré l’avenue du vingt quatre juillet, suivez-la, jusqu’à ce qu’elle devienne l’avenue des Indes et que vous passiez sous le pont du vingt cinq avril à double tablier, et au loin, vous verrez Bélem.
Il y aura là des animaux qu’on entrave de couleurs tragiques.
Il y avait des chiens sur la route, en marchant le long du rivage, non loin de ce lieu où Pereira, à ce qu’il prétend, s’est baigné avant d’arriver à cette clinique où il devait perdre du poids. Le temps se téléscope. Les étoiles filent aux ciels.
C’est que j’aime marcher, je suis le trajet des rues, sur le trajet des rues je descends le flanc nord de la vallée du fleuve, la ville ma ville est là, en son centre on trouve une fontaine,
dominée par une colonne sur le haut de laquelle flotte un ange, tenant dans ses mains un laurier je crois.
Traverser le fleuve, continuer vers le quartier latin, obliquer vers Denfert, gravir les flancs de la vallée, au sud, les portes, Orléans ou Orly…
C’est que j’aime marcher, mais chacun de mes pas me conduit, inévitablement, vers ma fin. La vie est un jeu aux règles qui à nous, humains, sont parfaitement déloyales : pourquoi continuer à jouer, et encore ?
Je marcherai. J’attendrai, prendrai les autobus, Lino Ventura me sera proche comme il l’est aujourd’hui, « L’armée des Ombres » et ses petites lunettes,
demander l’arrêt, se préparer, se rapprocher, les difficultés, descendre, et rejoindre la maison en marchant, lentement. Des cannes, peut-être. Lorsque je ne pourrais plus avancer, mes jambes refuseront de me porter, « du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit », devant moi
Ce qu’il y a c’est que j’aime marcher, des chaussures, des chaussettes, j’avance, la rue descend vers le fleuve, la République, la rue du Temple, je marche, j’avance, je me souviens « Billy Jean », sa marche à l’envers, cet enfant qui chantait, ses frères et sœurs, ils étaient cinq, et cette autre chanson, Brassens « j’ai vingt six ans, mon vieux Corneille, et je t’emmerde en attendant »…
J’aime marcher, voilà ce qu’il y a
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Pour ces vases communicants, Piero Cohen-Hadria m’a proposé que nous nous donnions chacun une photo, libre à nous d’écrire à partir de cette image. Je lui en ai proposé trois, il m’en a proposé trois, et finalement nous avons choisi de les utiliser toutes les six. Merveille de voir des mondes si différents se déployer à partir des mêmes jalons. Vous pourrez lire ici mon propre texte partir des mêmes images. Et merci à Piero d’avoir si bien marché dans cette combine…
Pour lire tous les textes de ce rendez-vous des vases de septembre, aller ici. Et merci à Brigitte Celerier, pour ses textes, son attention à ceux des autres, pendant les vases communicants et toujours.
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Vaquer
août 25, 2011
N’y être pour personne, débrancher les utilités, descendre dans le non lieu de soi-même, pour comparer seulement, la vacuité interne, les vacations externes. Faire l’équation, constater comme elle est simple à résoudre.
Ce matin je descendais l’escalator, j’ai ouvert mon sac, pour prendre un ticket. J’arrivais en bas de l’escalator au moment de refermer mon sac, et dans le même temps que je finissais de descendre, j’ai vu celui-là, qui est assis en bas, comme tous les jours, celui-là qui mendie, et je l’ai vu se lever vers moi, mais moi j’étais sur ma lancée, j’ai refermé mon sac, suis passée devant lui qui était là debout devant moi, pour m’accueillir, pour le malentendu d’avoir cru que c’était pour lui que j’avais ouvert mon sac. Je suis passée devant lui, devant lui qui s’était mis debout pour me recevoir, et pas seulement mon argent. Nous avons fait tous les deux comme si de rien n’était, lui figé dans sa posture, attendant que quelqu’un derrière moi lui donne raison de s’être mis debout, moi figée dans ma trajectoire, figée dans la question que je me posais à moi-même en descendant l’escalator, me réjouissant de n’y être pour personne.
La question que je me posais, c’était celle-là : es-tu vivante ?
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Murs muets
août 09, 2011
Les murs muent, et nous les aidons. Nous faisons tomber leurs vieilles écailles comme si c’était celles de nos yeux.
Comment s’y prendre ? Doucement, introduire une lame dans la fissure, couteau dans la plaie qu’on ne cherche pas à enfoncer profondément, mais seulement à glisser sous la peau de peinture, pour qu’elle se désolidarise, qu’elle fasse lambeau, qu’elle cède enfin. Mais souvent ça rechigne, ça tombe en tout petits confettis mous, et sur le sol c’est comme un lendemain de fête désenchantée.
Au bout de quelques heures il y a un résultat : une dévastation, une géographie. La possibilité de nommer des îles, des continents, des mers intérieures, et de faire le récit pour soi-même des guerres atroces menées d’un littoral l’autre, des réconciliations peut-être.
Murs muets, Pangée primitive sans trou, sans langage : les voilà devenus lépreux, les voilà devenus possiblement légendés, légendaires, du fait de notre découragement.
La tentation est forte d’en rester là, devant cette carte au 1 :1ème moins grande que celle de Borges, d’accord, mais celle-ci on pourrait la faire évoluer à sa guise :
Partition d’un pays
Effondrement subi d’un polder
Apparition soudaine d’une faille
Naissance d’un Baïkal
Disparition définitive de l’Atlantide
Mais il y a le soupçon de plomb attaché à ces murs, et le souhait de ne pas associer Saturne à nos entreprises. Alors nous allons finir, d’un coup de Ripolin, par inventer cela, la Fin de l’Histoire (ou tout au moins la passer sous un grand silence blanc).
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Petit crochet
août 08, 2011
Ma pensée, petit crochet avide. Devant elle passe un flux de formes, de couleurs, de sollicitations. Passe trop vite. Et mon petit crochet est malhabile, jamais bien orienté. Plus je me concentre et plus il tremble, plus il manque son but, devant le monde si rapide qui me passe sous le nez. Il faut, pour que j’ai mes chances, aller où les choses ralentissent, d’être trop nombreuses. Il me faut des embouteillages, il me faut à portée de crochet beaucoup plus que je ne peux en saisir. Là, je ne choisis pas, je fonce dans le tas, dans la multitude immobile. A l’aveuglette je pêche, sans distinction, pour le plaisir seulement de l’occasion. J’harponne avec furie mais sous mes coups jamais le monde ne s’ensanglante.
Et puis, quand mon panier est plein, je suspens le petit crochet, j’offre ma pêche miraculeuse à qui veut bien la prendre, j’attends ma récompense, ce mélange de surprise et de déception.
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Sous les bâches
août 03, 2011
Temps de travaux. Rien n’est à sa place, les meubles sont entassés, les chaises cul par-dessus tête. Ce n’est pas ce qu’on connaît si bien, trop bien, cette somme changeante d’objets désarrimés, que chaque jour on déplace, on replace. Ce n’est pas cette simple poussière fine et désobligeante du quotidien, qui revient. Ce sont des gravas francs, la joie des déplacements définitifs. Rien n’est à sa place, mais ce n’est pas du désordre.
Les murs ont des saignées. Les ardoises sont à terre : par la claire-voie des charpentes on aperçoit le ciel. Tout est à vif. Alors pour faire comme si on était encore abrités, à la fin des journées de travaux, sur les endroits touchés et non terminés, on met des bâches.
On met des bâches sur tout ce qui se trame, tout ce qui est nu et en attente de sa forme. On met des bâches pour être les seuls à savoir, comment tout est si beau d’être ainsi défiguré, en devenir. (Et la voix de ma fille, dans le jardin de cette maison en travaux, chantonnant pour elle-même le rêve d’un prince et d’une princesse dans Peau d’âne : « Mais qu’allons nous faire de tout ce bonheur, le montrer ou bien le taire? »)