(Dans le viseur, disons une série) De ces photographies je ne connais rien. Elles me sont étrangères, absolument. Je les ai trouvées dans un bac, une sorte de brocante de visages égarés, un marché seconde main de la photo de famille. Un euro la photo, au choix. Et j’ai choisi. Puis j’ai écrit comme si j’étais celui qui était derrière le viseur. Je suis sortie du document, pour rentrer, par l’oeil, par le je, dans la fiction.


La chaleur nous accable. L’ennui. Pas un souffle d’air depuis le début de juillet. Les rideaux dans la chambre d’Antoine, si fins pourtant, ne respirent pas plus que nous quand j’ouvre sa fenêtre au matin. Annette ne chante plus quand elle se réveille. La mièvrerie de son maigre répertoire, sa voix douce, légèrement chevrotante, m’agaçaient ; tout cela me manque désormais. Même les verres à pied ne vibrent ni ne tintent, quand on passe auprès du buffet. Nous nous retrouvons pour un petit déjeuner morne, entourant Antoine de toutes nos attentions. As-tu bien dormi petit bonhomme? Veux-tu encore du lait? Regarde, je t’ai préparé tes tartines, mange! Chacune rivalise de douceur et d’inquiétude pour ce garçon en pleine forme, mais entre nous, rien ne s’échange.
La journée nous la passons derrière les volets. Louise coud, je brode, Annette ne fait rien. Elle dit qu’elle lit. Elle ne le dit pas, elle arbore son livre comme une excuse, un alibi. Mais c’est le même depuis le début de juillet, et l’épaisseur de la tranche encore à lire ne diminue pas. Elle est dans son livre comme au milieu d’un gué, l’histoire grossit autour d’elle, elle ne peut plus passer.
Ce qui l’entoure n’est pas fluide.
Quelque chose d’étouffant est tombé sur nous. Depuis son départ.

Le petit bonhomme aussi s’ennuie. Il accepte avec trop de bonne grâce la sieste démesurée que nous lui imposons chaque après midi. Ensuite, la fournaise se calme, nous décidons que la fournaise se calme, nous sortons.
Nous n’avons rien d’autre à faire toutes les trois que de le regarder, lui. Louise aime son neveu comme un fils qu’elle n’aura sans doute jamais pour elle-même. J’aime le petit Antoine, qui ressemble tant à son père. Même frêle stature, même docilité. Son père aussi était bien seul pendant l’enfance, avant que Louise ne vienne. Il a connu lui aussi, avec moi, ces étés étouffants, confits dans la longue absence du père. Au moins celui-là est-il revenu, le temps a redémarré, Louise est née.

C’est comme si nous rejouions la même partition que j’ai déjà connue, mais cette fois-ci je suis flanquée de deux témoins, ma fille, ma bru. Drôles de larrons pour cette crucifixion du manque.
Nous siégeons en trinité devant le spectacle de l’enfance qui s’ennuie. Et moi j’usurpe au centre la place de l’absent.
C’est pour cela que je me suis levée, pour cela que j’ai pris l’appareil photo, son appareil photo : pour lui laisser la place.
Je vise, au centre de cette étendue de sable, l’enfant de l’absent, qui cherche avec sa toute petite pelle à remplir, remplir, remplir. Il regarde l’objectif qui est celui du père, il essaie de tenir son rôle de sujet apparent, mais il doit le sentir que le véritable centre est ailleurs, le véritable centre de cette longue étendue de temps dans laquelle nous étouffons est une chaise vide, repère exact depuis lequel tracer, depuis l’enfant jusqu’à l’horizon, la ligne menant au point de fuite.

Annette. Elle pourrait se tenir un peu mieux. Elle s’avachit, elle cultive dans toute sa posture quelque chose d’à la fois résigné et de non consentant. On dirait que rien ne la concerne. Son corps se détourne insensiblement de cette chaise que mon corps, ou l’absence, alternativement, encombrent.
Elle fait exprès de regarder ailleurs. Hors cadre, où il n’y a rien non plus.

L’attente | 2012 | dans le viseur | Tags: , ,