(Dans le viseur,  une série) De ces photographies je ne connais rien. Elles me sont étrangères, absolument. Je les ai trouvées dans un bac, une sorte de brocante de visages égarés, un marché seconde main de la photo de famille. Un euro la photo, au choix. Et j’ai choisi. Puis j’ai écrit comme si j’étais celui qui était derrière le viseur. Je suis sortie du document, pour rentrer, par l’oeil, par le je, dans la fiction.

 

(Août 1951, Mont saint Michel)

Il a fallu monter jusque là : il faut bien aller voir la vue. Nous menons ce séjour dans toutes ses étapes, accomplissons chaque station préconisée. Elle y met la rigueur d’un chemin de croix. Tant pis si ni l’un ni l’autre n’y trouvons du plaisir. Tant pis si ce plateau de fruits de mer dégusté tout à l’heure n’était qu’une mécanique de piques et de pinces. Tant pis si plus tôt encore, à l’aube de ce matin, dans cette chambre d’hôtel aux murs constellés de fleurs, elle ne m’a pas laissé la toucher, ne m’a donné à voir, dans son sommeil feint, que son dos, ou plutôt, c’est son dos qui me regardait, avec insistance. Le silence grince tant entre nous, mais il nous faut continuer, passer toutes les épreuves, échouer à chacune, mais ne pas le dire.

Elle m’en veut tant, que nous n’ayons pu avoir d’enfant.

Si je l’ai fait poser là, sous prétexte d’une photographie à prendre, c’est pour qu’elle s’éloigne un peu, pour ne plus entendre son insatisfaction se taire si bruyamment à mes côtés. Pour qu’entre nous vienne s’interposer, se matérialiser enfin, ce vide. Cette absence ronde, autour de laquelle nous tournons.
Elle est comme incongrue, déplacée, dans cette géométrie de pierre et d’eau. Posée ainsi sur socle, elle est une grosse théière anglaise qu’on aurait voulu exposer pour en imposer.  Mais d’elle rien ne coule, rien ne découle. La mer aussi est figée. Dans ce paysage, j’érige un monument à notre stérilité.
Son regard floué, méfiant, je le sens encore me brûler, à cette distance.
Elle a la posture empesée du condamné, le buste coupé par l’horizon. Sur cet échafaud vers le ciel, sur ce plongeoir ridicule, elle ne montre pas qu’elle souffre.
Mais je le sais.
Et je la hais de le savoir.

Ressent-elle mon vertige, ainsi juchée?
Elle redevient presque belle dans sa raideur, qu’une brise soulève.
C’est cela qui la rend belle peut-être, si belle soudain, c’est cette absence d’enfant auprès d’elle. Personne pour la flanquer, la faire tenir dans l’image. Alors pour ne pas tomber, elle se fait toute raide. De cette raide innocence contaminée par la rancoeur, mais plus ancienne qu’elle. Elle adopte encore une cambrure de petite fille, qui lui fait les mollets arrondis. Avec ces mollets si ronds et ce fichu posé sur ses cheveux noués, ces cheveux que j’aimais tant caresser, elle serait si jolie à pédaler à bicyclette, et peut-être même, à rire dans le vent.
Elle est comme prise dans un charme, immobilisée, bien avant que j’appuie sur le déclencheur de l’appareil photo. On dirait ces danseuses de plastique et de tulle censées tourner indéfiniment dans leur boîte à musique, et qui paraissent inutiles, inquiétantes, quand le mécanisme s’enraye et qu’on ne peut plus les remonter.
Cette balustrade courbe tout autour du vide, je pourrais la longer pour la rejoindre, lui prendre la main pour l’aider à descendre de son piédestal, ou bien non, je pourrais venir, m’approcher d’elle, et elle ne me rejetterait pas, je la regarderais depuis en bas, peut-être la luminosité me brûlerait les yeux, et pour qu’elle ne voie pas que je pleure, je m’approcherais d’elle, tout près, ma tête serait à la hauteur de ce ventre qui n’a jamais été plein, elle me laisserait y enfouir ma fatigue.

Juchée | 2012 | dans le viseur | Tags: ,