Celui de trop

mars 28, 2014

Quatre hommes, trois femmes, ça fait un homme de trop. Je ne serai pas celui de trop. Trois femmes, dont deux plutôt dondons que femmes, des jambes comme des tubes filant au même diamètre de la cuisse au mollet, des poitrines en buffet imposant n’abritant plus aucun cordial où se réchauffer la gorge et le coeur, et l’ennui vissé sur la tête comme leurs petits chapeaux étroits autant que leurs idées. Avec cela, chacune flanquées de leur mari, serre-livres lourds pour grosses encyclopédies.

L’époux de Madame Duvacher, beaucoup plus petit qu’elle, tout le monde lui fait toujours de l’ombre, mais il n’en a cure du moment qu’il a son cigare, car ses volutes vont toujours beaucoup plus haut que nous tous, et plus le temps passe, plus il gagne, plus ses cigares sont épais. Madame Tredelle, hommasse à côté de son homme, tous deux engoncés, et pas une once de fantaisie. J’aime bien mieux ce Monsieur Duvacher qui quand il a bu son Whisky fait perler parfois des petites larmes de fou rire au coin de ces yeux, et s’étouffe en toussotements aigres dans la fumée de son cigare.

Quatre hommes, trois femmes, faisant promenade autour du lac d’Enghien en attendant d’aller au casino. Tournant en rond pour cacher qu’ils n’ont rien à se dire en dehors du fait qu’ils sont liés par contrats de mariage ou d’affaire.

Et moi qui leur propose, faisons une photo. Pour ne plus être dans leur pas lourds, pour les tenir devant moi, me persuader que je ne suis pas des leurs. J’ai le même gilet, le même chapeau trop droit, le même air trop digne. Je le sais. C’est pourquoi : quatre hommes, trois femmes, ça fait un homme de trop, et je ne veux pas être celui de trop.

Quatre hommes trois femmes, dont deux couples mariés, faisons les soustractions. Reste une femme que convoitent deux hommes, et c’est dans la voiture de Monsieur Moncel qu’est montée Isabel tout à l’heure pour se faire conduire jusqu’ici.

Je suis devant eux, je veux croire que je ne suis pas des leurs. Je les vois, sauf Isabel, je les vois étrangers et figés, aussi morts que le lac derrière eux, aussi peu susceptibles de s’inventer une pente à dévaler. Tout en eux est installé depuis si longtemps. Sauf les froufrous d’Isabel, son chapeau posé comme une aile, et son sourire moqueur. Se moquent aussi ses chevilles fines, qui pourraient la faire courir loin de moi, malgré ses escarpins hauts et trop voyants.

Elle s’est placée ainsi, un peu écartée des autres, décalée en posture, refusant d’être clouée comme les autres au pilori si peu flatteur du face à face, montrant dans ce trois-quarts très étudié les suggestions d’un buste qui ferait faillir tout fusilleur. Elle s’est placée très loin de Monsieur Moncel, pour le faire enrager autant que moi, pour me faire croire qu’entre eux rien n’est plus engagé qu’entre nous.

Mais cette façon qu’ils ont tous les deux d’encadrer la scène, cette façon qu’il a lui de la regarder d’un air satisfait, main derrière le dos, cette façon qu’elle a elle de me regarder comme si tout était possible, tout était perdu, font que tout à l’heure au casino je miserai tout sur le rouge, et advienne que pourra.

| More: dans le viseur

Ce qui vous dépassera

mars 27, 2014

Il faudra tondre la pelouse. Mais vous avez le temps. Vous en êtes pour l’instant à prendre possession des lieux, à jouir de ce nouvel état de propriétaire et de l’air doux du printemps qui reverdit tout. Les euphorbes derrière vous sont joyeuses et chevelues, vous dépasseront bientôt.

Toi, Catherine, tu te tiens la tête haute et les pieds bien plantés. Tu as ce genre de fierté des femmes qui n’ont plus besoin de vouloir plaire pour être belles. Tu es dans la fleur de l’âge, comme on dit ; le jardin tout autour de toi est reverdi. Tu as encore de beaux jours devant toi, tu le sais. Vous avez encore de beaux jours devant vous.

Tu envisages l’avenir car tu n’es pas de celles qui s’embarrassent de passé, de regrets. L’avenir c’est cette maison en face de toi, que tu regardes plutôt que moi, dans laquelle tu projettes déjà des aménagements. Ton menton levé te donne cet air de capitaine qui saura mener un bateau plus gros, qui est capable de relever ce défi. Tu es à la proue, tu respires les embruns, poitrine dégagée, bras croisés derrière le dos.

Toi Raymond, tu sais que tu peux compter sur Catherine pour tenir le cap. Ton torse aimanté et qui tangue si facilement se rapproche d’elle, cherche le contact, la protection, qu’elle te procure toujours, non pas d’être douce mais d’être sûre, car l’étreinte n’est pas dans ses gestes. Ses bras sont croisés derrière son dos, depuis longtemps, depuis ce temps qu’elle sait qu’elle n’y accueillera pas d’enfant.

Le printemps reverdit la vie autour de vous, seules les euphorbes grandiront sous vos yeux et vous dépasseront un jour. Toi Raymond, tu voulais que Chips soit sur la photo, mais elle sautait partout et jappait. Tu la tiens dans tes bras, comme l’enfant que vous n’aurez jamais. Chips n’est pas pour rien dans le choix de cette maison et de ce grand jardin, de ce beaucoup trop grand jardin pour vous deux.

| Tags: , , | More: dans le viseur

L’aube de l’énigme

mars 26, 2014

L’aube a envahi le ciel mais pas encore la forêt. Tout est sombre. Ce n’est pas ma faute si tout est sombre. Les énigmes sont toujours sombres.

Vous vous penchez sur la découverte. Un bénitier? Une stèle? Un petit monument votif? Une pierre de sacrifice? A vous voir de loin comme ça, on dirait que vous êtes pris par autre chose, par plus que la simple curiosité. On dirait que vous êtes en train d’officier, d’accomplir un rite obscur duquel je serais exclu.

Je le sais bien pourtant, que vous êtes hommes de raison et que vous cherchez seulement à comprendre. Mais vous êtes tellement absorbés! Vos visages penchés ne me livrent plus rien.

Et il fait si sombre ici, qu’une seule chose apparaît vraiment, qui n’est pas ce que vous regardez mais le crâne de Jean, le crâne oblong et dégarni de Jean, le plus pensif de nous tous. Le plus secret aussi.

C’est ce front, ce crâne pensant, trou de blancheur dans le sombre de l’aube, comme une tache de surexposition, qui devient la principale énigme de votre scène.

| More: dans le viseur

On ne bouge plus

mars 24, 2014

C’est moi qui t’ai indiqué l’endroit où te placer. Toi toute claire devant ce fond de pierres taciturnes, pour mieux te faire ressortir, t’ai-je expliqué. Tu as posé ta petite main gantée sur le rocher.

J’ai dit, on ne bouge plus.

Tu n’as plus bougé. Tu as obéi, tu es l’obéissance même, la fraîcheur de l’obéissance qui ne sait pas encore distinguer la volonté des autres de son propre désir. Tu fais tout de bon coeur. Tu es un bon petit coeur affublé et enthousiaste, tiré à quatre épingles.

De toi, de toi comme personne, on ne voit que ton visage rond et radieux, fier d’être aujourd’hui couronné (tu es un peu reine, un peu fée). On voit aussi sortir du blanc tes bras frêles et tes genoux qui surplombent des chaussettes si bien remontées.

De toi comme petite personne, c’est tout ce qu’on voit. Le reste, c’est le rôle qu’on t’a fait endosser, le rôle de la pureté que tu sais très bien tenir, car tu es un bon petit coeur.

Tu obéis, donc, tu ne bouges plus.

Et pourtant.

Quand je regarde la photographie, je vois que tu es déjà en marche, tes pas futurs soulèvent ta robe, et tu es tout sauf immobile.

| More: dans le viseur

Point de fuite

mars 22, 2014

Quels cancans entre vous? Quelles nouvelles échangées sur vos états de santé? Quels soliloques emmêlés pour se persuader d’une conversation? Vous vous retrouvez tous les jours. Tous les jours où il ne pleut pas. Vous échangez parfois quelques menus présents, un pot de confiture, du pâté fait maison. Vous vous désennuyez ensemble. D’être trois vous fait échapper à l’enfer d’être seul, d’être deux. Quelque chose circule entre vous, dans cette encoignure sombre, sombre à hauteur d’homme car la clarté est toujours plus haut.

Parfois vous fumez, accoudés au rebord de fenêtre.

Vous tressez des mots entre vous, des mots de rien du tout mais qui vous tiennent accrochés ensemble. C’est comme marcher en rappel contre le temps, car vous savez très bien que vous vous rapprochez de plus en plus du point de fuite.

| More: dans le viseur

En lisière

mars 20, 2014

On dirait que tu n’es pas dans ton élément. Ta robe noire cintrée décolletée, ton air égaré… C’est comme si, depuis le ciel, un filin t’avait attrapée sur la Croisette puis t’avait transposée là, dans cet endroit, dont on ne sait si c’est lui qui est incongru, ou toi. Tu marches lentement, un pas après l’autre, les bras légèrement écartés du corps pour te permettre de maintenir l’équilibre sur tes talons aiguilles. Tu marches en funambule sur le sol meuble, tu marches ainsi que tu as toujours marché, de manière théâtrale. (Tu profites de mon éloignement pour faire comme si je n’avais pas l’objectif braqué sur toi – prétexte de plus pour te donner en spectacle.)

La forêt? S’égarer? Tu veux bien jouer à te le faire croire, mais tu restes en lisière, au bord du chemin toujours. C’est comme si tu n’avais pas quitté la Croisette. La forêt, tu ne la regardes pas plus que tu ne regardais la mer là-bas. Ici, partout, le spectacle c’est toi et seulement toi.

La seule chose qui te change en toi sans changer, quand on te transporte d’un lieu à l’autre, la seule chose, qui ne va pas plus loin que le bout de ton nez, ce sont tes lunettes. Ce sont les mêmes ici ou ailleurs mais, en forêt, pourquoi porter des lunettes noires? En forêt il n’y a pas toutes ces surfaces blanches, éblouissantes, dont tu feins de te protéger quand tu es à Cannes. J’ai dis « tu feins »  ; je ne nie pas que tu aies les yeux fragiles, mais je vois bien que ces lunettes sont surtout un attribut, un must-have. Te mettant ça sur le bout du nez en n’importe quelles circonstances, tu revendiques l’emploi d’un bel oxymore : celui de l’accessoire indispensable.

Quand même : pourquoi ces lunettes en pleine forêt? Personne n’est là pour te voir, seulement moi, qui te connais suffisamment et qui préfère voir tes yeux.

Je te regarde marcher. A aucun moment tu ne baisses les yeux, comme si c’était une question d’honneur. Tu marches comme à tâtons, droite comme un i, tu ne vois rien de ce qui t’entoure, et surtout pas la richesse du sol que tu foules, tu ne vois ni les mousses ni l’humus. Tu marches en somnambule, et tes lunettes noires signalent ton aveuglement.

| More: dans le viseur

Sur les eaux

mars 18, 2014

 

En criant, parce que tu es loin encore, je te demande : elle était bonne? « Glacée, réponds-tu, mais tu devrais y aller ça te ferait du bien. »

Moi, plonger là-dedans? Jamais, j’aurais trop froid. Et puis la rivière ce n’est pas ma conception de l’eau. C’est trop… vivant, avec ces courants lents, ces remous glauques, ces algues qui effleurent les mollets comme des caresses non sollicitées. Et puis la vase surtout, la vase partout, la vase qui s’immisce entre les doigts de pieds, se confond avec eux, comme si débutait notre retour à l’argile. Et les cailloux coupants cachés dans la vase. Alors non je n’irai pas, grand bien t’en fasse à toi.

Tu avances vers moi. Tu as l’air d’un athlète. Ton corps est celui d’un athlète, qui aime son corps en lui imposant des défis, des efforts. Tu n’es pas encore sec. Tu ne grelottes pas, tu marches épaules basses, poitrine ouverte, ventre rentré. Quand tu seras près de moi tu déposeras tes affaires sèches dans le panier et tu viendra t’ébrouer juste à côté de moi. Je pousserai des cris de joie et de protestation. Tu n’es pas encore sec mais tu n’as pas l’air mouillé. C’est comme si la rivière t’avait laissé indemne.

En te voyant marcher pieds nus sur la terre poussiéreuse, je te soupçonne d’avoir fait pareil tout à l’heure : marcher sur l’eau comme si c’était un sol acceptable.

| More: dans le viseur

Plaisance

mars 14, 2014

Si jamais vous quittiez vos lunettes je pourrais mieux vous jauger, connaître vos intentions, possiblement vos émotions. Il faudrait que vous enleviez cette casquette, qui vous mange aussi les yeux. Je ne vois de vous que le bout de votre nez, vos lèvres charnues et votre fort menton.

Votre casquette blanche, votre chemise blanche, vos chaussures blanches…Vous êtes bourré d’albedo. Malgré votre air décontracté et langoureux, vous me renvoyez la totalité de mon regard comme si c’était des rayons à réfléchir.

Ce n’est pas ma faute si je vous repousse, c’est vous qui avez commencé.

| More: dans le viseur

Absorber la noirceur

mars 12, 2014

Tu as l’air fier. Tu as l’air sérieux. Non, plutôt inquiet. Mais pourquoi le serais-tu? Tu viens de réussir toutes tes épreuves. Tu as l’air obéissant. Tu es strictement, sobrement habillé. Tu te prêtes à l’exercice de bonne grâce, mais sans sourire. Tu tiens fermement contre toi ta chemise de bachelier. Sans cette chemise on pourrait interpréter ta posture différemment. On pourrait te croire à la messe, au moment du prêche : tête légèrement penchée en avant en signe de concentration, de contrition, épaules rentrées, mains jointes sur le ventre. Il n’y a que les pieds qui ne sont pas bien placés. Ton pied droit est un peu parti vers l’avant, comme si tu voulais déjà te remettre à marcher, comme si cette posture que tu sembles adopter avec le plus grand naturel t’était en réalité un carcan. Tu as l’air fuyant. Tu as l’air, et c’est étonnant dans ce si grand et lourd manteau, tu as l’air frigorifié. C’est vrai qu’il fait froid, mais le soleil est là, les monuments sont éblouis, et sur le sol ton ombre est grande. C’est difficile de faire une photographie dans de telles conditions. Tu es figé, aussi définitivement croirait-on, que ce vase de pierre à ta gauche. Tu es tellement peu présent que tu as l’air vide pareil. Et, plus problématique encore que l’absence d’élan à capter, il y a un tel contraste entre le reste du paysage et toi qu’on a cette impression que tu en aurais absorbé toute la noirceur.

Tu as l’air si sombre, comme si tu gardais par devers toi un secret qui t’enlève toute joie.

| More: dans le viseur

Et puis Josette

mars 10, 2014

Nous sommes la famille. Nous nous étageons en âge et en taille, nous suivons sans le vouloir, heureux hasard, la courbe des collines. Nous sommes la famille. Nous en sommes fiers. Ceux-là, devant, qui sont les miens, je sais qu’ils ne sourient pas seulement pour la photographie, je sais qu’ils sourient pour moi, pour eux-mêmes, pour la joie de ce dimanche après-midi, pour ma petite qui tient un bâton comme la grand-mère et occupe son autre main d’autre chose, comme la grand-mère.

La grand-mère, ma mère. Elle est veuve mais elle n’est pas seule. Elle porte avec bravoure le noir de sa robe, son bâton si frêle par rapport à sa stature et qui n’est pas une canne, oh non, elle n’en a pas besoin. Elle porte aussi son sac à main, lourd, gonflé d’amour et d’économies.

La petite, ma petite, est toute blanche et nette, elle porte un bâton que dans pas si longtemps elle dépassera en taille, et j’espère qu’alors elle nous fera encore des bouquets.

Nous sommes la famille. Les parents de ma femme sont aussi ma famille. On se connaît bien maintenant. On s’apprécie. Elle, elle s’occupe souvent de la petite, et nous prépare des soupes. Lui, il est solide, il aime à montrer qu’il est solide et fort encore, et que les choses vont bien pour nous, parce que nous sommes la famille. Sur son ventre opulent il arbore une chaînette au gilet, moins pour regarder l’heure que pour faire savoir qu’il a une montre et qu’elle est en argent. Je ne sais pas si, en dehors des repas, je l’ai déjà vu sans sa cigarette vissée à la bouche.

Et puis Josette. Josette est belle et décoiffée, mal fagottée dans la grande veste que je lui ai prêtée, parce qu’il fait un peu frais. Elle n’a d’yeux que pour la petite, mais je sais qu’en la regardant elle me regarde aussi, car nous sommes la famille.

| Tags: , , | More: dans le viseur