Quatre hommes, trois femmes, ça fait un homme de trop. Je ne serai pas celui de trop. Trois femmes, dont deux plutôt dondons que femmes, des jambes comme des tubes filant au même diamètre de la cuisse au mollet, des poitrines en buffet imposant n’abritant plus aucun cordial où se réchauffer la gorge et le coeur, et l’ennui vissé sur la tête comme leurs petits chapeaux étroits autant que leurs idées. Avec cela, chacune flanquées de leur mari, serre-livres lourds pour grosses encyclopédies.

L’époux de Madame Duvacher, beaucoup plus petit qu’elle, tout le monde lui fait toujours de l’ombre, mais il n’en a cure du moment qu’il a son cigare, car ses volutes vont toujours beaucoup plus haut que nous tous, et plus le temps passe, plus il gagne, plus ses cigares sont épais. Madame Tredelle, hommasse à côté de son homme, tous deux engoncés, et pas une once de fantaisie. J’aime bien mieux ce Monsieur Duvacher qui quand il a bu son Whisky fait perler parfois des petites larmes de fou rire au coin de ces yeux, et s’étouffe en toussotements aigres dans la fumée de son cigare.

Quatre hommes, trois femmes, faisant promenade autour du lac d’Enghien en attendant d’aller au casino. Tournant en rond pour cacher qu’ils n’ont rien à se dire en dehors du fait qu’ils sont liés par contrats de mariage ou d’affaire.

Et moi qui leur propose, faisons une photo. Pour ne plus être dans leur pas lourds, pour les tenir devant moi, me persuader que je ne suis pas des leurs. J’ai le même gilet, le même chapeau trop droit, le même air trop digne. Je le sais. C’est pourquoi : quatre hommes, trois femmes, ça fait un homme de trop, et je ne veux pas être celui de trop.

Quatre hommes trois femmes, dont deux couples mariés, faisons les soustractions. Reste une femme que convoitent deux hommes, et c’est dans la voiture de Monsieur Moncel qu’est montée Isabel tout à l’heure pour se faire conduire jusqu’ici.

Je suis devant eux, je veux croire que je ne suis pas des leurs. Je les vois, sauf Isabel, je les vois étrangers et figés, aussi morts que le lac derrière eux, aussi peu susceptibles de s’inventer une pente à dévaler. Tout en eux est installé depuis si longtemps. Sauf les froufrous d’Isabel, son chapeau posé comme une aile, et son sourire moqueur. Se moquent aussi ses chevilles fines, qui pourraient la faire courir loin de moi, malgré ses escarpins hauts et trop voyants.

Elle s’est placée ainsi, un peu écartée des autres, décalée en posture, refusant d’être clouée comme les autres au pilori si peu flatteur du face à face, montrant dans ce trois-quarts très étudié les suggestions d’un buste qui ferait faillir tout fusilleur. Elle s’est placée très loin de Monsieur Moncel, pour le faire enrager autant que moi, pour me faire croire qu’entre eux rien n’est plus engagé qu’entre nous.

Mais cette façon qu’ils ont tous les deux d’encadrer la scène, cette façon qu’il a lui de la regarder d’un air satisfait, main derrière le dos, cette façon qu’elle a elle de me regarder comme si tout était possible, tout était perdu, font que tout à l’heure au casino je miserai tout sur le rouge, et advienne que pourra.

Celui de trop | 2014 | dans le viseur