On dirait que tu n’es pas dans ton élément. Ta robe noire cintrée décolletée, ton air égaré… C’est comme si, depuis le ciel, un filin t’avait attrapée sur la Croisette puis t’avait transposée là, dans cet endroit, dont on ne sait si c’est lui qui est incongru, ou toi. Tu marches lentement, un pas après l’autre, les bras légèrement écartés du corps pour te permettre de maintenir l’équilibre sur tes talons aiguilles. Tu marches en funambule sur le sol meuble, tu marches ainsi que tu as toujours marché, de manière théâtrale. (Tu profites de mon éloignement pour faire comme si je n’avais pas l’objectif braqué sur toi – prétexte de plus pour te donner en spectacle.)

La forêt? S’égarer? Tu veux bien jouer à te le faire croire, mais tu restes en lisière, au bord du chemin toujours. C’est comme si tu n’avais pas quitté la Croisette. La forêt, tu ne la regardes pas plus que tu ne regardais la mer là-bas. Ici, partout, le spectacle c’est toi et seulement toi.

La seule chose qui te change en toi sans changer, quand on te transporte d’un lieu à l’autre, la seule chose, qui ne va pas plus loin que le bout de ton nez, ce sont tes lunettes. Ce sont les mêmes ici ou ailleurs mais, en forêt, pourquoi porter des lunettes noires? En forêt il n’y a pas toutes ces surfaces blanches, éblouissantes, dont tu feins de te protéger quand tu es à Cannes. J’ai dis « tu feins »  ; je ne nie pas que tu aies les yeux fragiles, mais je vois bien que ces lunettes sont surtout un attribut, un must-have. Te mettant ça sur le bout du nez en n’importe quelles circonstances, tu revendiques l’emploi d’un bel oxymore : celui de l’accessoire indispensable.

Quand même : pourquoi ces lunettes en pleine forêt? Personne n’est là pour te voir, seulement moi, qui te connais suffisamment et qui préfère voir tes yeux.

Je te regarde marcher. A aucun moment tu ne baisses les yeux, comme si c’était une question d’honneur. Tu marches comme à tâtons, droite comme un i, tu ne vois rien de ce qui t’entoure, et surtout pas la richesse du sol que tu foules, tu ne vois ni les mousses ni l’humus. Tu marches en somnambule, et tes lunettes noires signalent ton aveuglement.

En lisière | 2014 | dans le viseur