Tout le monde y passe. La belle-mère, la fille, la sœur. Et Bertrand, son plus jeune fils. Et la vieille tante, et le frère, tout le monde. Moi aussi bien sûr, moi son fils ainé. Impossible de l’arrêter. Les uns et les autres on a dû s’y plier. Sortir dans le froid, y aller. Il s’est montré intraitable, il a dit, vous n’y couperez pas. Il riait en disant ça, de tout son grand corps gourd il riait. Et puis après la photo collective, il a voulu qu’on pose chacun son tour, dans ce coin de jardin aux branches nues, il a voulu qu’on soit souriants, les uns et les autres, souriant en chemise et chemisier dans l’air humide et froid de cette fin d’hiver qui ne veut pas passer.
Il riait, on grelottait.
Les uns après les autres on a posé devant lui, devant la désolation de ce jardin en lent dégel.
Et quand il nous a tous eu, ce n’était pas encore fini. Il a voulu y être, lui aussi, dans sa galerie de papillons piqués. Et c’est moi qu’il a choisi pour le fixer ainsi, fier et goguenard, régnant sur son misérable domaine, comme s’il ne voyait pas que c’est l’hiver, que notre famille s’effiloche depuis qu’il est veuf et que nous avons grandi.
Comme s’il ne voyait pas que ce bout de jardinet où nous avons si souvent dansé en ronde avec maman n’est plus le même depuis qu’elle n’est plus là pour le fleurir.
Il souriait, il riait, manifestement insensible à notre gêne, à sa propre peine. Et son sourire engoncé, son refus de nous voir pendant qu’il nous photographiait, son obstination à faire comme si n’avait rien changé, c’est comme s’il l’enterrait une seconde fois, la mère. Là, dans ce jardin, juste à ses pieds.
Un trou d’oubli pour nourrir ses souvenirs ogres.