De quoi on s’occupe, quelle place on occupe, voilà de quoi nous devons répondre en permanence,  et nous devons en répondre bruyamment. Elle, se fait silencieuse pour proliférer dans les coins. Colonise l’inoccupé, loin des territoires deux fois trois fois mille fois revendiqués. Annexe sans fracas de minuscules Crimées qui n’appartenaient à personne et ne donnent accès à rien, qu’à un peu plus d’ombre.

Elle n’en veut pas plus, n’a pas d’aspiration. La seule qu’elle redoute : celle du monstre domestique et bruyant des Maitres de maison. Des maitres de maison nous en avons tous, même si nous ne savons plus quelle est notre maison. Elle non plus ne le sait pas, c’est un univers bien trop grand pour elle. Ce qu’elle sait, c’est que de temps en temps arrive le monstre aspirateur, qui est là pour faire place nette, et dont la trompe s’immisce partout pour détruire ses patientes élaborations. Comme si, parce que c’était presque invisible, ça n’avait pas de justification à exister.  Ce qu’elle fabrique se fond au paysage, y rajoute seulement une nuance qu’on ne saurait qualifier – grisâtre ou bien grisée? Comment savoir pour elle la part d’ivresse ou de tristesse, comment savoir ce qu’elle camoufle?

On la croit inoffensive, on la sait beaucoup moins royale que l’araignée de Michaux, beaucoup moins redoutable. D’ailleurs elle se fait habiller d’un mot pour un autre, et ça lui convient. C’est bien confus de savoir à quel groupe elle appartient, elle, qu’on croit connaître à la croiser souvent dans des endroits si différents. Elle est si peu remarquable qu’elle passe au travers des taxonomies,  des profilages,  et bien malin qui pourrait prétendre en faire autant, parmi nous pris dans les rets d’une phylogénétique implacable, décrivant de plus en plus précisément nos formes de comportements.

Elle échappe d’être banale. Ou alors c’est sa finesse, huit traits coudés et un point en huit pour la décrire, une fine écriture déformable à l’envi, capable d’italique,  de gothique, de wingdings indéchiffrable, qui font qu’elle passe partout et que si on veut la comprendre c’est bien entre les lignes qu’il faut la lire.

De quoi se nourrit elle? D’observation sans doute. Pas seulement, mais de cela aussi. Du temps qui passe aveugle pour les autres – de l’air du temps, qui est pour nous nauséabond à force de nous traverser si vite, nous qui crevons d’aspirations qui ne sont pas les nôtres, qui étouffons de ne pouvoir reprendre souffle dans la violence des flux. Elle, se met à l’abri des courants d’air.

Faucheuse, dit-on. Ce n’est pourtant pas elle qui coupe les fils. Sa soie, c’est d’être si parcimonieusement distribuée qu’on la croit fragile. Elle aurait le diamètre de toutes nos grosses ficelles qu’avec on pourrait construire des ponts.

D’ailleurs elle va au dessus du vide et va beaucoup plus vite qu’on ne croit – entame une sorte de danse unidirectionnelle, car la surface n’est pas pour elle, seulement la ligne. Car le territoire n’est pas pour elle, seulement le chemin.

Si elle se sent en danger, elle a cette sorte de défense loufoque, de se mettre à osciller sur son fil, très fort et très vite, comme si son devenir stroboscopique pouvait la rendre encore plus inaperçue. Le reste du temps on dirait qu’elle ne fait rien, n’en pense pas moins. Qu’au mieux elle attend, si le verbe savait être vraiment intransitif.

Elle règne sur les vibrations.

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Il y a peut-être plus important à s’occuper en ce moment, me disais-je (l’époque est si…). Puis je tombe sur ce texte de Francis Ponge dans Proèmes, me dit qu’on peut écrire sur la crevette et résister aussi autrement.

« Seule la littérature (et seule dans la littérature celle de description – par opposition à celle d’explication – ; parti pris des choses, dictionnaire phénoménologique, cosmogonie) permet de jouer le grand jeu : de refaire le monde, à tous les sens du mot refaire, grâce au caractère à la fois concret et abstrait, intérieur et extérieur du VERBE, grâce à son épaisseur sémantique »

N’en pense pas moins | 2014 | ni l'un ni l'autre | Tags: , , ,