Se déplacer dans la foule dense : un tumulte, une eau qui ne coule pas dans un sens lisse et sûr, agitée qu’elle est de courants contraires. C’est comme si une bonde avide cherchait à aspirer la masse, mais ce mouvement d’attraction agit encore dans le chaos de la périphérie d’une trombe, et on avance comme ça, rapide, aveugle, censément libre, conduits pourtant vers quelque chose d’irrésistible. Nous sommes les atomes du rush hour.

Soudain devant soi, dans une balistique incontrôlable, arrive un corps pressé. Pour ne pas le heurter, vite on s’efface, c’est-à-dire que tout en continuant de marcher on s’escamote l’épaule. Et dans ce geste de nier sa largeur, de se mettre dans la position de l’égyptien, de face/de profil, on arrive à croiser l’autre sans heurt. Dromadaire traversant le chas d’aiguille invisible, impérieux. Ca passe, on est comme miraculé d’avoir évité le choc, choqué d’être indemne.

On continue et quelques mètres plus loin de nouveau le même mouvement, le même geste de devenir effilé, de tendre à l’unidimensionnel, pour passer sans ralentir. Nous ne sommes plus des personnes, nous sommes des lignes, des traits fendant le silence et le vide au coeur même ce qui gronde de vitesse et de matière.

Et poursuivre la course en pensant cela, que ce serait tellement plus simple si nous étions toujours sans largeur. Nous pourrions infiniment nous croiser sans jamais nous faire mal. Il faudrait être montés différemment, avec un tronc restant parallèle au sens de la marche et non perpendiculaire, des jambes plus fines et plus véloces, attachées à notre épaisseur et non à notre largeur, qui d’ailleurs ne serait plus notre largeur, mais notre profilage, comme l’on dit des véhicules aérodynamiques.

Seul hic : le pavillon des oreilles, par sa résistance à l’air, nous ralentit considérablement. Ce serait bénédiction d’amoindrir le rôle de cet entonnoir dans lequel se déverse tout le fracas du monde. Cet organe ne nous sert à rien, nous détourne de notre destination : cela qui nous tient lieu de volonté. Devenons sourds au monde, ne gardons que l’oreille interne, cette petite invagination, ce nombril de notre équilibre, nécessaire à maintenir notre trajectoire dans son axe.

Mais ce ne serait pas suffisant, car ainsi amincis et rendus plus véloces, moins accessibles à l’accident, nous conserverions quand même une zone de vulnérabilité, mise en première ligne par la disparition des oreilles : les joues. Nous pourrions nous les faire claquer beaucoup plus facilement, et tendre l’autre nous ferait perdre du temps. Nous pourrions en nous croisant nous mettre des coups de tête. Alors, il faut réduire la tête. En faire quelque chose seulement prévu pour diriger et fendre l’air. Une lame de couteau, voilà ce qu’il nous faudrait.

Nous avancerions par le nez, guidés par le fil invisible de nos contraintes, et jamais ralentis.

Il faudrait le débarrasser, ce nez de ses fonctions olfactives et respiratoires, ce ne serait qu’un soc nous ouvrant passage dans le réel. S’il faut respirer, respirons ailleurs, par le ventre directement, ou par le cul. L’odorat, en avant nous besoin? Un capteur d’ondes cinétiques nous serait plus utile.

Déléguer les yeux à nos côtés, y gagner comme les poissons une vue plus sûre sur nos arrières, ce qui n’est pas un faible avantage. Il faudrait y perdre, certes, la vision du relief, l’idée que le monde est profond, il faudrait se contenter de tout voir à première vue, qui serait la dernière.

Et puis la bouche. La bouche directement dans la main, pour raccourcir le processus de consommation.

Cette largeur, cette configuration centralisée de nos organes sensitifs, fait de nous des êtres lents et fragiles. Un visage, pour quoi faire? Il faudrait, pour évoluer mieux et sans accroc parmi nos semblables, nous passer de la face. Oh comme nous serions efficaces à rejoindre la bonde, transformés ainsi…

Abandon de la face | 2012 | ni l'un ni l'autre | Tags: