C’est un amphithéâtre. Je fonds sur eux depuis le plafond, depuis le ciel, depuis la noirceur qui est plus haut que le ciel. Je pique, rapace, sur un rang, je les vois bien maintenant, emmitouflés nombreux dans des couvertures. Ce sont des bébés. Je suis juste au dessus d’eux, ma colère et mon rire effroyables sont au dessus d’eux. Ils se mettent à hurler, tous. Oh comme ils sont affreux, on voit déjà leurs traits avares d’adultes se dessiner sous la peur. Je change de rang, je survole maintenant des enfants, mes yeux sur leurs yeux, mon rire dans leur gorge : ils pleurent, ils crient, ils implorent. Leurs bouches tremblent, le reste d’eux est blanc et immobile. L’énergie de ma présence les terrorise.

Comment je fus arrimée au sol et circonvenue je ne sais pas. Je ne sais même pas qui je suis. Une cohue autour de moi s’est formée, les apeurés s’agglutinent pour mieux voir, par remous ils s’informent du phénomène, bavardent, s’étonnent de le constater si peu nocif. Je donne des gages, j’exprime des regrets. Ainsi adoucie, adaptée, prometteuse, tandis que je m’adresse, entre eux tous, aux raisonnables professeurs de chaire, je m’approche insensiblement de l’un d’entre eux, et quand je suis proche de lui à le faire mourir, tout contre son visage amolli le même rire véhément me prend. L’attroupement cède, l’honorable me laisse partir pour se sauver.

Je suis dans la rue maintenant, je marche. C’est l’aube, le crépuscule, ou quoique ce soit d’autre qui fait que la lumière est retenue et n’éclate pas sur le monde. Une tendresse me prend, je voudrais enlacer quelqu’un, l’aimer. Je dis bien : l’aimer. C’est-à-dire : sans les dents. Il n ‘y a plus de cruauté. Seulement la même énergie transmuée, qui cherche encore son objet. Je fouille dans les visages des passants, je veux trouver. Mais sur les larges boulevards plantés, personne de seul, seulement quelques grappes d’humains, des amis descendus se délasser, d’autres qui vont quelque part, qui sont attendus. Personne ne m’attend, moi, personne ne me connaît. Seule, ma faim. Sur un trottoir la-bas, débordant d’un café, des gens qui boivent, qui causent, qui rient. Quelque chose de doux flotte là-bas. Je m’approche, je m’immisce. Je me coule à l’intérieur, circule un moment entre les corps, courant d’air. Rien ne se passe, je sors, je reprends les boulevards. Sur la travée centrale, je lève les yeux au ciel, il est toujours de ce gris transparent derrière la voûte des feuilles si haute, si noire, si dessinée.

Je dois connaître mieux le monde, aller plus vite. Alors je m’allonge, ventre contre terre, face contre terre – si terre on peut nommer cette matière tassée, humiliée, et grise, qui sert à faire tenir debout les arbres du terre-plein. Face contre terre je reste, ma peau si j’en ai une prend la même couleur de cendre, et je m’étends du plus que je peux, m’étire à me rompre, je deviens longue, longue, longue…

Voilà que quelque chose en moi se rassemble, et l’instant d’après se détend. J’ondule, je me mets à ramper, vite, plus vite! En diagonale j’esquive, je traverse la chaussée, me faufile dans une rue sombre, je me fonds dans le gris des murs, je ne suis plus que cela, l’ombre des murs devenue furtive, la peur comme une pensée sans fondement. Pour eux je ne suis que cela, mais tandis que je file ainsi, mon ventre frotte à se brûler sur le béton sale. Qu’importe, j’accélère, et par saccades je sors de la ville, animale, je caresse de tout mon long l’herbe jaune des non lieux, encore un peu et je m’enfonce dans le plus loin, j’avance à travers près et bois, je dévore l’espace, j’avance sur le ventre à l’anormale vitesse de l’énergie qui m’habite, j’avance, je vois, je sens, chaque feuille chaque mousse chaque lichen, je connais l’odeur subtile de tout ce qui fleurit, de tout ce qui pourrit, sous moi tout défile, l’humus noir et mou, l’herbe fraiche, la moisissure des fruits tombés à terre, la sciure mouillée des troncs creux, la poussière des chemins et les silex à effleurer seulement, la boue moirée des fossés, la surprise de la rosée, j’apprends toute la gamme dans cette reptation fulgurante, qui n’est pas une fuite. Je m’enivre de cette vitesse … de vipère? de triton? Je ne sais dire : ai-je des membres? Ce qui me met en mouvement c’est toujours la même furie, rien de mécanique là-dedans.

Soudain au bout d’un chemin de terre, des bûcherons. Ils braquent sur moi leurs prunelles rusées. Oh, la délicieuse peur de la proie me prend, moi, l’inaperçue. Vite se cacher, derrière un amas de branches se cacher. Mais ils m’ont repérée, ils avancent vers moi, ils vont me capturer, mon cœur si j’en ai un, est tout prêt à se…..

….. mais je n’en ai pas. Dans la terre sableuse, je fonce, je fouis, l’instant d’après il n’y a plus rien.

 

Devenir Vouivre | 2012 | ni l'un ni l'autre | Tags: ,