Prise de position. Par la langue aussi on en fait, en mode affirmatif ou impératif. Prise de position, avec la guerre comme figure, et chacun est sommé d’en avoir. En mode affirmatif, en mode impératif, on prend des positions, et chacun campe sur les siennes.

Et puis voilà soudain quelqu’un vient tout troubler, quelqu’un arrive et demande : pourquoi? Ou bien : comment ? Ou encore : pourquoi pas? On lui répond : mais enfin, c’est une question déplacée!

On ne précise jamais depuis où a été déplacée la question. Ce qui aiderait, pourtant, à y comprendre quelque chose dans le rangement pré-établi des questions.

La question déplacée n’est pas qu’un problème d’insatiable curiosité (quoique toutes les questions déplacées se résument à savoir ce que mange le crocodile pour son dîner. Seuls changent les crocodiles, et les dîners).

La question déplacée, c’est, comme son nom l’indique, une méconnaissance géographique.Une ignorance de contexte. A certains endroits de la carte existent des reliefs particuliers, des concrétions. Des collusions qui s’organisent dans les instances de locutions. Depuis certaines positions, elles obèrent l’horizon. Les ignorer n’est pas sans conséquence. Celui qui veut être mobile sur la carte et croit que l’on peut tout interroger depuis des point de vues même non privilégiés, celui-là s’attire nécessairement un défaut de réponse.

La réponse existe. Bel et bien (le crocodile a toujours un dîner). Mais elle fera ici défaut, comme on dit parfois dans les dossiers de refinancements. Et celui qui est mis en faillite, c’est le demandeur.

Un défaut de réponse n’est pas une absence de réponse. Pas plus d’ailleurs qu’un vice apparent ou caché, un dysfonctionnement, dont on pourrait obtenir réparation.Un défaut de réponse est une condamnation sans réparation ni appel de qui pose la question, une condamnation par contumace, où bizarrement c’est le juge qui n’est pas là, et déclenche ainsi, par son refus de siéger, la plus lourde peine : couper court. Qu’on songe à la puissance des dents du crocodile, au pouvoir, à la guillotine.

En parlant de guillotine : le défaut de réponse est un processus d’escamotage, zip ça coulisse ça coupe ça fait disparaître. Ça fait disparaître notamment la capacité d’avoir des points de vue. Ce qui est, sur le plan technique, sur le plan rhétorique, une prouesse, car comment faire rhétorique avec du silence, comment coulisser hors de vue des réponses qui sont si évidentes dans le paysage? -quand on connaît sa géographie

Les réponses aux questions déplacées font défaut car elles ne s’énoncent pas, d’être si universellement de bonnes grosses réponses très évidentes, bonnes d’ailleurs pas forcément, mais évidentes à en être gênantes pour qui les connait. Qu’on pense à l’obscène et à la fonction des vêtements de peau, tout le monde sait ce qu’ils cachent, presque tout le monde, il s’agit de grosses réponses très évidentes, donc rideau. Qu’on songe aux pouvoirs, aux abus qu’ils permettent sur la peau des autres.

Cette question des questions déplacées, on dit aussi que c’est le phénomène des yeux qui ne seraient pas en face des trous. Les trous sont béants (c’est l’espace évidé des réponses évitées), les trous sont bien placés. Et les yeux curieux où sont-ils? Ils sont à côté, ils restent aveugles, rideau. Qui n’a pas les yeux dans sa poche risque de se faire mettre la tête dans le sac.

Donc, qui déplace?

C’est une question déplacée.

Il y a cette situation moins souvent relevée, moins souvent reprochée, et c’est peut-être notre chance, où ce sont les réponses qui sont déplacées.

Ce sont ces réponses, ce genre de réponses correctes, et même parfaites, parfaitement fonctionnelles et décryptables, mais dont quelque chose, pourtant, semble mal adressé. C’est que s’y invite un ton, une humeur adventice, trop emprunte d’une colère qui ne se connait même pas. Ou au contraire, d’une légèreté sans combustible, qui fait tout monter d’un cran dans le rayonnage pré-établi des questions, qui fait tout monter d’un cran et qui désajuste tout.

Cette réponse est parfaite, seulement, il y a un parasite, un passager clandestin. On sait que les clandestins ne sont pas maîtres de leur destination (Qu’on songe au pouvoir, à sa capacité à couper les voies, à barrer les issues par de nouvelles concrétions).  S’en suivent des erreurs d’adressages. La réponse déplacée est ce qui survient ailleurs de ce qui a été coupé court avant.  Ce qui dégringole en esprit d’escalier d’une situation, comment dire, plus contrainte. C’est une réponse toute frangée d’un précédent qui n’appartient qu’à nous, de nous avoir été refusée. C’est une réponse, à n’importe quoi, au crocodile, par exemple, quand il nous demande, passe-moi le sel. On répond quelque chose de correct, on fait une réponse parfaite, mais qui embarque avec elle quelque chose bloqué d’avant, sur le mode interrogatif, celui qui perd toujours dans la guerre des prises de positions.

 

(Et l’illustration n’est pas un crocodile : c’est une réponse déplacée)

Prise de position | 2015 | ni l'un ni l'autre