Ou alors, c’est quelque chose comme ça :

Nous, comme peuple. Ou bien c’est beaucoup trop dire, mais quoi dire d’autre qui n’en définisse pas trop les contours ? Quoi dire d’autre qui ne dise pas l’appartenance, l’exclusion, mais qui puisse indiquer que nous sommes légion? Et encore, légion, c’est quelque chose d’organisé et de carapacé. Il faudrait fabriquer un autre mot, un mot qui dise cela, que nous sommes peut-être seuls mais nombreux.

Et subitement nous nous retournons, certains d’avoir perdu quelque chose. Derrière nous, rien, ni personne pour nous tendre ce qu’on aurait laissé tomber sans s’en apercevoir. Personne pour nous héler, nous rattraper, nous dire : vous avez oublié ceci, je vous le rends.

On aimerait, cette hypothèse. Quelqu’un, une instance, pleine de sollicitude, qui marcherait derrière nos pas pour nous rendre ce que nous avons perdu. Quelqu’un, une sollicitude souriante qui nous dirait : je me suis dit que vous y teniez peut-être beaucoup. Que pour vous sans doute c’est très précieux. Un souvenir, un cadeau ancien, très intime et très personnel.

On aimerait, cette hypothèse, mais devant ces mots possiblement prononcés on regimbe. Qu’est-ce qui pourrait bien nous être personnel, intime, quand nous sommes si nombreux et si seuls? L’hypothèse est étrange – comme celle de marcher si nombreux et comme un seul homme, mais néanmoins, nous en sommes là, exactement, à ce moment où nous nous retournons, certains d’avoir perdu quelque chose.

Et l’absence d’une voix qui nous dirait, vous avez laissé tomber cela. Qui nous testerait : vous y tenez beaucoup sans doute, ou bien absolument pas, mais ce n’est pas à moi d’en juger, alors le voici – vous ne l’aviez pas fait tomber exprès n’est-ce pas ?

Nous n’avons rien fait tomber exprès. Il arrive qu’on voie ça, une main qui lâche un papier gras, un mégot, un truc compromettant à faire rejoindre le caniveau, il arrive qu’on voie ce genre de geste où c’est comme la main qui se désolidarise de la tête, la main qui s’oublie, et tout le reste du corps qui fait comme s’il n’avait pas vu, comme si ça ne le concernait pas, ce papier gras tombé qui nous fait honte ou ce sachet d’on ne sait quelle poudre à rire et crier plus haut. Mais nous non. Nous, nous ne sommes pas hypocrites avec nos gestes. Soit nous jetons soit nous tenons, ce que nous tenons nous y tenons fermement, le reste nous le jetons mais dans ce qui est prévu à cet effet. Donc nous n’avons rien perdu exprès, de cet exprès qui ne s’avoue pas, de cet exprès pernicieux qui s’oublie lui-même, non, ça non, où alors on aurait oublié jusqu’à l’intention non avouée?

En tout cas, ce sentiment.

Derrière nous, rien ni personne, mais le sentiment d’avoir perdu, faut-il mettre un complément d’objet direct ? Quand on ne sait même pas si c’est par inadvertance ou manque de mémoire?

De ne pas savoir si, de ne pas savoir quoi, on continue la pente du sentiment, on en est certain à présent, quelque chose nous manque et par quelle poche trouée ça s’est échappé, par quelle béance ?

Si nous avons perdu sans savoir nous ne pouvons pas retrouver. Si nous ne pouvons pas retrouver c’est nous qui sommes perdus : tous ces gestes dépensés à palper le fond des sacs et des tiroirs, à remuer des anciens papiers, à chercher entre les piles de linge, à retourner les gants, à secouer les nappes, tous ces gestes où nous nous dilapidons sans repos aux quatre coins de l’espace de plus en plus encombré de ce qui n’y est plus.

Et plus ça s’encombre, plus le doute prolifère. Y avait-il quelque chose avant le sentiment, y avait-il quelque chose qui justifie le sentiment de la perte? Est-ce qu’on ne serait pas en train de devenir fous, là, à chercher comme ça partout derrière nous on ne sait même pas quoi? Ou alors, c’est qu’on nous l’aurait volé?

Regards suspicieux. Qui alors? Qui s’en serait servi la dernière fois et ne l’aurait pas remis à sa place? Qui l’aurait volontairement placé ailleurs pour qu’on ne le retrouve pas? Qui et pourquoi, et pour qui, et à qui ça profite?

Là de deux choses l’une. Soit on trouve un coupable soit on cesse de chercher. Trouver un coupable c’est facile. Nous sommes si nombreux. Et si seuls. Cesser de chercher c’est pas pareil, ça demande un effort. Ça demande l’effort de rester calme. Ça demande d’arrêter de gesticuler, c’est pas facile quand on est si nombreux.

Ou alors il faut trouver une autre manière de chercher, ça c’est une idée. Par exemple, cesser de chercher derrière soi ce qu’on aurait perdu, chercher à la place devant soi, un lieu par exemple, un lieu pour y déposer ce qui nous encombre tant, ce sentiment.

Nous cherchons. Nous cherchons de nouveau, mais pas pareil. Nous cherchons devant nos pas, devant nos yeux, et c’est cela qui change, la direction, c’est cela qui change tout. Notre souci devient celui d’inventer. Oh, pas grand chose. Un endroit où par exemple, nous affalerons des roses, pour rendre hommage à ce que nous avons cherché sans succès.

Ça peut-être n’importe où. Un coin, un pan de mur, un trottoir qu’on soustrairait pendant quelques jours à la déambulation pressée, et où on se retrouverait, seuls, nombreux, aux différentes heures de la journée, toujours nombreux, silencieux. Parfois il y en aurait un, qui sortirait du lot, se mettrait devant pour s’en faire une toile de fond, il y en aurait un, qui pour dire j’y étais, se ferait prendre en photo devant le coin, devant le mur, devant tout le monde. Parfois il y en aurait un qui se mettrait à danser, ou des enfants à jouer, alors que ce serait vraiment hors de propos.

On les laisserait faire.

Nous affalerons les roses. Les roses c’est littéral. Puisqu’il fallait des coupables prenons les roses, les roses sont tout à fait coupables en leurs tiges. Les roses c’est idéal. On coupe les roses, pour se recueillir.

Nous affalerons des roses pour ne pas avoir nous-mêmes à nous coucher dans trop de tristesse, pour nous consoler de ne pas avoir trouvé ce qu’on cherchait, et aussi, parce que cela nous rappelle que nous devons quelque chose à la beauté, nous ne savons plus très bien quoi d’ailleurs, nous ne savons plus très bien, peut-être bien que c’est ça qu’on aurait laissé tomber.

Et subitement nous nous retournons | 2015 | ni l'un ni l'autre