je ne suis pas dans cet instant.
je suis dans un sourire du temps
nudité qui perdure
Dires 124/Francis Royo
C’est sans doute impossible. On voudrait qu’on ne pourrait pas : im-pro-duc-tif. Pourtant, ce serait la seule manière d’être réfractaire – la seule manière peut-être de ne plus être une marchandise dans l’écosystème totalisant planétaire. En se cultivant, en naviguant, en surfant sur les réseaux du web, on voudrait y échapper mais on reste marchandise. De pire en pire. Cela semble indolore. Et pourtant. Pour ne plus produire, il faudrait pouvoir rêver, dormir, aimer… sans que nous alimentions un quelconque profil. Créer. Avec des roseaux, des pinceaux, des lambeaux : des œuvres d’art que l’on brulerait aussitôt de peur que l’un ou l’autre de ces charognards marchands d’art les récupèrent pour les vendre. Et ne vous en demandent d’autres tout aussitôt… Ce n’est pas de pot. Tous ces parasites. Toutes ces boites où on nous enferme, et nous, volontaires, pour y entrer. Le pardon n’existe pas.
Quand un de nos ouvriers quitte la fabrique, il rend improductif un capital de 100.000 livres sterling (environ 2 millions-or). » Pensez donc ! Rendre improductif, ne fût-ce que pour un moment, un capital de 100.000 livres sterling ! N’est-il pas révoltant qu’un ouvrier ose jamais s’absenter de la fabrique ?
S’absenter est pour le moins la chose la plus insensée du monde. Au contraire, serait la chose la plus sensée. Le printemps est la saison la moins improductive. Celle qui nous fait tant rêver aux débuts. Recommencements. Cycle de la fabrique. La roue de notre pensée est pure perte. Hérésie vitale. Nous sommes nuages qui passent. Et la lenteur du nuage obère toujours l’inertie. Ombres qui rient… parfois, soufflent… puis s’évaporent. Moindre est une occurrence capitale. Que n’entendons plus. Moindre. Moindre. Peux pas. Peux plus. Il pleut. Courir toujours. Sans parapluie. Pourquoi ? Ne sais. Tu me manques… un chardon dans la gorge. Les mots ne sortent plus. Juste gestes, lourds, lents…
D’après le recensement de 1861, la population totale de l’Angleterre et du pays de Galles était de 20.066.244 personnes, soit 9.776.259 appartenant au sexe masculin et 10.289.965 appartenant au sexe féminin. Si nous en déduisons tout ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler, c’est-à-dire les femmes, les jeunes filles et les enfants « improductifs », puis les « intellectuels », gouvernants, ministres de la religion, juristes, soldats, etc., ceux qui n’ont d’autre occupation que de vivre du travail d’autrui en percevant des rentes, des intérêts, etc., enfin les pauvres, les vagabonds, les criminels, etc., il reste en chiffres ronds, 8 millions d’individus des deux sexes et d’âge différent, y compris tous les capitalistes opérant dans la production, le commerce, la finance, etc.
Je ne suis pas un nombre, à peine une virgule. Aimerai être ta cédille. Me suffirait. Ces gens qui comptent, comptent tout, comptent sur les autres, comptent sans les autres. Par peur. Pas peu, sinon ils n’aiment pas. Le grain ne leur suffit pas. S’il resplendit un instant dans la lumière qui traverse la vitre de la fenêtre fermée, ils ne le voient pas. Le premier homme qui a vu la structure moléculaire, il était où ? Il marchait dans une savane, les pieds nus, une arme gauche en main, pour tenter d’atteindre le jour d’après, ou cet embryon de forêt au flanc de cette montagne, blanche en son sommet ? Et soudain, sous un arbre, les grains de poussière dans la lumière tamisée par les feuilles… Notre ancêtre. Qui ne savait pas que nous serions toujours comme lui, quelques millénaires plus tard, même si nos pieds ne sont plus nus, et notre langue en permanence chargée de mots. Va-nu-pieds. On parle trop. Trop vite. Va-nu-mots. Pourquoi le rejet de la modernité passe toujours par l’austérité et la haine de soi ? Pendant que d’autres, se prélassent : abstractions… ricanent-ils…
Abstraction faite des ouvriers renvoyés et rendus improductifs, dont les salaires forment une partie de la dépense somptuaire des capitalistes (ces ouvriers sont eux-mêmes articles de luxe), et qui participent pour une large part à la consommation des moyens de subsistance nécessaires, etc.
Somptuaire. Luxe, calme et volupté. Il n’y a pas pire que le mal de dents. Si, il y a pire. Que l’on tait. Ne dit pas. Il en faut du temps pour dire. Ouïr, beaucoup. Comparer. Se mettre en confiance. Pour croître. Croire n’est pas croître. Cet immobile n’est jamais étouffé par le doute. Le mouvement est notre chance et notre malheur. Des années de marche pour tenter de transformer notre démarche pantine en marche humaine. De Pinocchio en golem de chair. Maladroit tout de même. Encore un effort pour jubiler comme une antilope.
Il en va de même des dépenses de tous les travailleurs improductifs : fonctionnaires, médecins, avocats, etc., et tous ceux qui sous le nom de « grand public », rendent aux économistes bourgeois le « service » de leur donner l’apparence d’expliquer l’inexplicable.
La pierre est improductive. Elle ne se souvient pas de quand elle était lave. Elle est devenue froide.
Il faudrait transformer en ouvriers « productifs » la plupart des ouvriers « improductifs ».
Nous ne sortons pas du volcan. De chair, sommes. Je me terre quand il faut se taire. Le silence, un masque. Je suis cet hippocampe qui passe dans la mer bleue d’un ciel de Provence. Improductif, souhaiterai… n’en suis plus à une contradiction près.
Silence.
Aimer, boire et chanter… Merci Alain Resnais…
* Les phrases en italique sont extraites du Capital de Karl Marx autour de l’occurrence « improductif ».
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C’est Franck Queyraud qui a eu cette idée que nous écrivions lui et moi, en ce vase communicant d’avril, sur le mot, improductif. Il me fait le grand plaisir d’avoir à accueillir ce texte magnifique et sa pensée du moindre, merci à lui. Vous retrouvez mon texte, plus court et plus ras, chez lui. Et si vous voulez lire l’ensemble des vases communicants d’avril, grâce à notre fée à tous, Brigitte Célérier, c’est possible ici.