Je ne peux pas jeter cette photographie.

Vos têtes se touchent et vous vous donnez la main. C’est moi qui vous ai fait poser comme ça. Toi, Gisèle, encastrée dans la faille. Toi, Jacques, couché à plat ventre sur le rocher. J’ai dit ça : on va faire un remake d’une scène de Mort aux trousses, celle de la fin, quand Cary Grant tend la main à Eva Marie Saint pour la faire échapper au gouffre, tout est en suspens dans la peur, et brusquement le geste est le même mais le décor a changé, Cary Grant tient la main d’Eva Marie Saint, la tire à lui, la hisse sur la banquette d’en haut d’un wagon lit. Je voulais faire un remake de la peur anodine.

Vos têtes se touchent. Antoine tu dois sentir les cheveux doux de Gisèle chatouiller ton crâne dégarni. Gisèle tu es dans ta faille. Tu n’y risques rien, tu n’es pas dans un train couchettes mais tu ne risques rien. Tu t’amuses de la mise en scène, Jacques joue le jeu. Après ce cliché j’avais prévu de me rapprocher un peu, m’installer en contre-plongée, me tourner vers la gauche pour faire sortir du cadre le gros bloc de granit derrière Gisèle. Ainsi, j’avais la scène. Une impression vraie d’un vide qui appelle, et Antoine retenant Gisèle de toute la force de son amour et de ses bras.

J’ai commandé vos postures pour que ça ait l’air vrai. Vous étiez parfaits. Sur vos visages vous aviez peint à ma demande une expression de peur et d’effort. Vous étiez vraiment parfaits.

Alors j’ai dit : ne bougez plus! Gisèle, tu as pouffé mais très vite tu t’es reprise et dans l’objectif c’était comme si c’était vrai, ce suspens.

J’ai tourné la petite manivelle pour faire avancer la pellicule, et j’ai senti que ça cédait. J’étais allé trop loin, la pellicule était au bout, je n’en avais pas de rechange. Me reste seulement cette photographie étrange, où vos deux corps perpendiculaires se font manger l’un par l’ombre, l’autre par trop de lumière. Un remake de rien, si ce n’est de la vie.

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