Je suis très heureuse d’accueillir pour des vases communicants triangulaires ces deux textes de Danielle Masson et François Bonneau. Nous nous étions donnés comme point de départ la mécanique. Les engrenages nous emmènent loin… Pour avoir la complétude de nos échanges, voir mon texte et celui de François chez Danielle, et un autre texte de Danièle et de votre serviteuse chez François.

Et pour retrouver tous les échanges des vases communicants, une seule adresse : Le rendez-vous des vases! Merci Brigitte Célérier!

Sur la mécanique du coeur

Allez savoir pourquoi mais quand le sujet « mécanique » a surgi sous le clavier de François Bonneau aussitôt le nom de Mathias Malzieu et son roman « La mécanique du cœur » se sont imposés à moi.

Peut-être parce j’avais été visité les différents lieux d’écriture sur le Net de Cécile.

« Il neige sur Édimbourg en ce 16 avril 1874. Un froid de canard paranormal cadenasse la ville. Les vieux spéculent, il pourrait s’agir du jour le plus froid du monde. » (1)

Aujourd’hui, nous sommes encore en hiver mais le ciel est bleu, le printemps est presque là. C’est vrai que je suis en Provence. Je suis une privilégiée.

Je me plongeais dans les textes de Cécile, je les dévorais.
Mais non, « Elle (ne) parlait (pas) très vite. Comme si le silence lui faisait peur… » (2) je savourais ses mots, je me perdais dans ceux de ses élèves lors des ateliers d’écriture qu’elle a animés et mis en ligne.

« L’étincelle dans son regard est intacte, mais elle a comme un faux contact dans le sourire.(3) »
Retour sur la série photos de François Bonneau.
Mot de la vraie mécanique.
Une étincelle, celle de la tête de delco de la Maserati que je cherchais désespérément dans le fatras qui s’étalait sous mes yeux.
Plus de faux contact. J’allais pouvoir tourner la clé et reprendre la route.

Les chemins se croisent, les mots tissent leur toile.

Et tout un coup, en continuant ma visite, j’ai lu « Nous sommes des êtres de langue

Et je suis repartie à la poursuite de Milán.

Milán venait juste d’arriver.

Ce premier livre, une découverte.

Jamais là-bas, il n’avait eu de livres ou alors juste des pages arrachées qu’il avait gardées précieusement, jour après jour. Des pages arrachées de nulle part. Il ne voulait pas savoir.
Les autres ne savaient pas que les mots étaient précieux donc que le livre, les livres étaient précieux.

Là, la première chose qu’il vit poser sur la petite table à côté de son lit : un livre. L I V R E, le premier mot dans sa nouvelle langue qu’il gardera, toute sa vie, précieusement au fond de lui.

Il est à lui ce livre ? bien à lui ? Elle lui a dit oui. Elle lui a lu le titre « Corto Maltese.
Il ne savait pas d’où était surgi ce livre et encore moins, il ne savait pas qui était Corto Maltese.

Quand il tendit la main vers le livre, il resta yeux grands ouverts devant ce cadeau sans prix, comme tombé du ciel.

Trois semaines plus tard, il avait commencé à prendre ses marques dans son nouveau pays, son nouveau monde.
Il savait ; plutôt, il avait commencé à découvrir l’histoire de « Corto Maltese ».
Il se réservait ce plaisir-là pour lui, juste avant de s’endormir. Il lui avait demandé de lui lire une page tous les soirs. Il ne comprenait pas tout mais la ribambelle de mots faisait une nouvelle musique toute douce dans sa tête.

Aujourd’hui allait avoir lieu sa première journée de pèche.
J’ai peur, je n’ai pas peur, j’ai peur.
J’ai peur de l’eau, je n’ai pas peur de l’eau, j’ai peur de l’eau.
Je tiens ta main très fort, ta main à toi, mon nouveau grand-père.
Et son nouveau grand-père lui donna le nom de tous les poissons qui étaient sur l’étal de Fanny, sur le Vieux-Port.

Il y avait plein de cageots. Cela puait.

Et il se mit à répéter, en chantonnant : anguille, sardine, merlu, roussette, merlan, alose, tacaud, morue, maquereau, hareng, mostelle, donzelle…

Il en avait la berlue.

Danielle Masson

(1,2 et 3) : extraits de la mécanique du coeur

 

Vingt-quatre pour deux

C’est une forme anguleuse, mais qui n’a pas vraiment de nom. Ou peut-être qu’un quidam, expert en géométrie, lui en a déjà trouvé un, peut-être un très joli, même, mais complètement à notre insu. Alors cet expert ne serait plus un quidam. Dans le doute, laissons-le là où il se trouve. Certainement nulle part.
C’est une forme, donc, dessinée au marqueur indélébile, sur l’établi d’acier, en bord de chaine de montage. Avec des recoins de partout, et des angles, plus droits que la justice. Sur le tapis roulant central, une voiture en construction passe toutes les cinq minutes. Nous sommes en bout de chaine, nous fixons les sièges, et détestons les gros en cuir, chauffants, qu’il faut attraper sans se briser le dos. Nous fixons aussi diverses garnitures intérieures.
C’est donc une forme sur l’établi, clepsydre emplie de métal : elle contient exactement vingt-quatre écrous, lorsqu’elle est saturée. C’est la réserve, pour deux heures. On pioche dedans toutes les cinq minutes. Et l’on visse. Ou l’on écroute, c’est selon. La pause ? Il est moins trois écrous, allez tapis roulant, avance.
C’est autant une forme qu’une barrière, qu’une pendule, qu’un graffiti ou qu’une rayure, qui se vide et s’emplit, à mesure que passent les autos silencieuses, parfois aussi la nuit, tout autour de la chambre, quand il est temps, enfin, de réaliser là qu’on s’est trompé de rêve.

François Bonneau

Illustration : photo F.Bonneau, issue de la série « de tout, un pneu » : http://irregulier.blogspot.fr/search/label/un%20pneu

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