Sont-ils bêtes ces quatre là! Bêtes et si drôles! Quand ils sont ensemble plus rien ne les arrête. Ce n’est même pas le vin qu’on a débouché tout à l’heure, c’est à peine le vin, quand ils sont ensemble une gaité ivre les prend tous les quatre, qui sait à chaque fois réinventer une farce, un bon mot, une occasion de se taper sur la cuisse. Ils se connaissent depuis si longtemps, ils sont si différents pourtant, que quand ils sont ensemble c’est comme s’ils se révélaient à eux-mêmes, dans cette joie potache qui n’a rien de forcé. Ce qu’ils ont à fêter n’est jamais qu’un prétexte.
Jean est toujours le plus exubérant. Le plus tendre aussi. Maintenant il fait le pitre de manière encore plus appuyée pour que le sourire de Gilbert revienne plus vite. Il nous a fait un grand numéro de singe sur la pelouse tout à l’heure, puis il fut une Carmen très convaincante, avec sa rose accrochée dans la tignasse. Il a toujours été attentionné pour nous autres, les épouses. Attentionné sans intention. Juste parce que nous sommes aux côtés de ces gars qu’il aime tant. Quand Lucienne est partie, il y a un mois, je crois qu’il a pleuré plus que Gilbert lui-même. Lui qui n’est toujours pas marié, qui a une réputation légère, et dont on dit qu’il jette ses femmes aussi facilement que ses chemises, je l’ai vu, moi, pleurer pour Lucienne. Il ne s’est consolé que pour consoler Gilbert.
Gilbert va mieux. Il ne montre jamais grand chose, mais enfin je crois qu’il est plus paisible. Il se réfugiera encore un peu plus dans le travail. C’est mon André qui me l’a dit, qu’il était encore plus acharné qu’avant, et taiseux jusqu’à la violence, au bureau.
André. Son embonpoint progresse, il faudrait que je lui fasse moins souvent ces plats en sauce qu’il me réclame toujours. Des quatre c’est celui qui prospère le plus, et pas seulement financièrement. Ah j’aime le voir content comme ça, avec ces trois là! Même s’il m’en coûte, maintenant, de me retrouver seule en cuisine avec Odette, lors de ces soirées de copains. Car Odette s’ennuie, l’enfant ne vient pas entre elle et Pierre, et je la sens d’une fois sur l’autre devenir plus amère. Pierre ne voit rien. Il ne voit pas que de leur petit spectacle ingénu sur décor champêtre de haie et de brique, je suis la seule spectatrice enthousiaste. Odette fume à côté, croise les jambes, tapote la table de ses ongles durcis. Elle a au coin de la bouche un aigu très désagréable, qui vient lacérer d’un mépris qui ne se connaît pas lui-même toute cette scène bon enfant. Pierre est comme sa casquette, en dangereux équilibre, et sur le point d’être déchu.

Dimanche après boire | 2012 | dans le viseur | Tags: , ,