(Ici le texte de la vente à la découpe de notre vieux monde, vente réalisée par mes soins en la magnifique Rue Instin le 7 juin de l’année 2015.)

Sur l’acte notarié de notre époque, figurent tous les actifs, tous les passifs qui nous échoient.
Aujourd’hui pour votre plus grande satisfaction, nous en organisons la vente à la découpe.
Même démantelée, une collection s’aimante d’elle-même ; ceux qui se porteront acquéreurs de telle ou telle pièce formeront peuple, ne leur en déplaise.

Alors êtes-vous prêts ? Nous commençons.

Tout d’abord nous vous proposons une belle série de raretés : quelques spécimens d’espèces disparues, ou menacées.

Nous avons là un dauphin d’eau douce, le seul, le dernier, le fameux dauphin chinois privé d’écosystème, coincé qu’il est entre deux retenues du barrage des Trois Gorges. Il erre. Il est seul, sans congénères, sans femelle. Ça fait même un peu longtemps qu’on ne l’a pas vu. Si ça se trouve c’est même déjà une légende. Rendez-vous compte, une légende à ce prix-là ! Et beaucoup moins encombrante qu’un serpent de mer. Le dauphin d’eau douce, qui veut? Mise à prix quelques yuans, avec une convertibilité en dollars assurée.

Deuxième pièce de cette série des disparus :  un homme de Florès, lui aussi très commode pour l’installer dans son salon, compte tenu de sa petite taille. Car nous, race humaine éprise de grandeur, affectionnons les bonsaï et les petites gens. Alors, qui voudra du minuscule insulaire? Rassurez-vous : celui-là ne prendra pas la mer pour envahir vos continents. Il est placide.

Passons maintenant à encore plus exotique : un djinn! Pas un Levi’s, non, ces jeans-là ne sont pas menacés de disparition. Un djinn, un petit démon ambigu, une idée de merveilleux encapsulée dans un mot, à l’heure où l’Orient ne nous fait plus rêver, seulement frémir.

Autre représentant d’une espèce menacée : une véritable  lettre d’adieu écrite à la main! Quelle chance à saisir, pour vous, qui ne recevez plus que des mails pour vous enjoindre à durcir vos nuits et à réduire vos impôts ! C’est une missive sur papier bleu, quelques larmes séchées l’ont délavée par endroits. C’est un petit poème anglais, retrouvé au fond d’une malle à Manchester, où il est question d’amour, de tomber en amour, avec cette expression, « To fall in love with », manière de parler d’amour comme d’un puits, dans lequel tomber accompagné. Expression à comparer avec le « tomber amoureux de », où l’on est la seule pomme, et l’autre, arbre impassible, constatant avec Newton – mais depuis en haut – les lois de la gravitation universelle. Mais d’aucuns objecteront que la différence est ténue, et qu’il s’agit de tomber de haut dans les deux cas. Qui veut la lettre?

 

Mais nous avons aussi un Minitel à coque orange et marron, où l’on peut taper 3615 dessus, et où l’on peut constater à bon compte que toute communication comprend son erreur d’adressage. Au bout du compte, au bout du fil, il finit toujours par n’y avoir personne.

Passons.

Voici quelques sangs bleus, très racés donc très dégénérés, sans plus aucun poil et au regard de dédain. Ils cumulent les titres de noblesse, les titres de gloire, les titres d’alcool.

Ah, tiens, et puis voilà un mammouth laineux, tout dégoûtant encore de la boue en laquelle s’est muée son cercueil de permafrost. Celui-là nécessite un peu d’espace pour être exposé, j’en conviens. C’est la raison pour laquelle nous avons consenti à une décote sur le mammouth. Qui veut le mammouth?

Bien, nous voilà maintenant à une autre série. Nous vous proposons ici un certain nombre d’accessoires, d’anecdotes. Tout un tas de petits colifichets, de coquetteries de l’Histoire.

Il y a tout d’abord ce gilet de sauvetage crevé, lancé par l’Europe à qui veut la rejoindre. Quelqu’un en a-t-il besoin, dans l’assistance?

Pièce ici beaucoup plus attrayante, une parure pour postérieur de femme, toute en plumes d’autruche. C’est celle-là même provenant de la revue donnée par Joséphine Baker en 1927 ! Tout est, pour cet accessoire, dans les attaches, dans les barbules. Attaches ; qu’elles soient le plus fines possible. Qu’elles compensent leur imparfaite discrétion par la précision, et par un je ne sais quoi de cuir, qui fasse que si l’attribut n’est pas naturel, au moins on sente qu’il est posé, imposé. Il tient sur le dessus des hanches, faussement lâche, il enserre la taille, en une sorte de « c’est moi qui souligne ».  Barbules : suffixes de la plume, censés dans leur ébouriffement fragile métamorphoser l’idée d’envol en celle, plus affriolante, d’affolement généralisé (l’impression que d’un arbre ce sont des dizaines d’oiseaux qui s’échappent, et que bientôt l’arbre sera nu). Pour les couleurs, pour la lumière, c’est avant tout un jeu de contrastes, faire ressortir, par le blanc teinté de la plume, le sombre de la peau de Joséphine. Oh quelle bizarrerie d’oiseau que voila, frêle aux rémiges frangées, quel drôle d’oiseau à mamelles et aux yeux si blancs, au sourire si éclatant! Somme toute, un beau prototype de l’exotisme forcené de la femme, toujours un peu oiseau des îles, proie facile, qui s’envole et qu’on doit tenir… Mais bien sûr, rapport au contraste, il y a cette question de peau. De peau noire comme part féminine de l’humanité, comme part sauvage, et plaisante en tant que telle, si maîtrisée. Cette parure est plus parlante encore que le célèbre pagne de bananes, de toute façon inconservable. C’est littéralement une belle affaire! Qui est preneur?

Mais toute cette mode est d’une autre époque, n’est-ce pas ? Venons-en à des accessoires beaucoup plus actuels. Par exemple, cette poche de discorde, cousue au revers d’une veste dont on a perdu le sens. Elle s’enflera, vous verrez, elle s’enflera.

Nous avons aussi là un morceau de peau tatoué d’un matricule – l’encre a un peu bavé. Nous devons nous en débarrasser.

Oui, c’est vrai, cette collection est un peu décousue.

Elles comprend même quelques passages à vide. Un passage à vide, qui veut ? Nos vies en sont pleines. Notre monde en est plein. Notre monde est plein de passages à vide, c’est ça qui est merveilleux. S’il était plein seulement d’autre chose c’est là que ce serait vraiment horrible. Imaginez un musée sans allées.

Je ne veux pas dire par là que notre monde serait un musée. Notre vieux monde. D’ailleurs c’est injuste pour les musées, qui s’ingénient à rénover leur scénographie. Non. Notre monde, vendu ce soir pour vous au détail et au plus offrant, est plus proche d’un cabinet de curiosités. Un endroit un peu foutraque comme ça, bourré à craquer d’objets sans rapport, de merveilles et monstruosités.
Et dans ce genre d’endroit, c’est comme si tout était empaillé. Même les visiteurs. D’ailleurs là je vous regarde, j’ai des doutes. Vos yeux sont-ils en verre ?

Nous avons donc ici des naturalisations de tous ordre, car le mot d’ordre, justement, aujourd’hui, c’est :  éviter que quelque chose bouge et se corrompe (ce qui compte, c’est qu’il n’y ait plus de viscère, plus aucune flatulence).

Alors voyez, nous cédons pour un bon prix la chèvre de Monsieur Seguin. Avec son piquet. Pourquoi encore avec son piquet ? Réfléchissez. Vous remarquerez aussi que, sur le flanc, les morsures du loup sont encore apparentes, selon le principe de la « restauration réversible ». L’estomac est en paille désormais.

Nous avons à vous proposer, dans ces choses définitivement fixées, un souvenir d’enfance, genre mistral gagnant. Une chose poignante même si on sait bien qu’elle est morte. C’est comme quand vous regardez une biche chez le taxidermiste, c’est poignant, non ?

Et le clivage droite-gauche, aussi, si figé nous dit-on, alors que les choses changent nous dit-on…. Allez, pour vous le voilà lui aussi momifié, toutes les entrailles de la politique stockées dans un vase canope.

Parlant de naturalisation bien sûr : voici un étranger intégré. Les attaches du boubou sont encore apparentes, selon le principe de la « restauration réversible ». L’étranger intégré, qui veut ? Ce n’est pas forcément une pièce à installer dans son salon. Mais dans vos débats tournant en pow-wow autour du vase des idéologies reposant en paix, ce sera en tout cas un belle pièce à convictions.

Mais notre monde est aussi à construire ! Ce ne sont pas les plans qui manquent. Et nous vendons pour vous, à la tonne, des rêves écroulés, formant matériaux pour d’autres échafaudages. Ainsi que du papier mâché, des propositions gazeuses, et une certaine forme d’indiscipline.

Nous en arrivons à une autre collection dans la collection, celle des attentions délicates. Ce sont de toutes petites choses, donc nous les vendons en un seul lot. Je vous le décris seulement. Dedans il y a les diamants de Bokassa, les enfants de Ramallah, un silence bienvenu, une balle perdue. Sur ce dernier point, vous noterez cependant que toute balistique se prête à calculs.

Pièce unique, fruit d’une patiente accumulation, voici maintenant un bocal de rognures d’ongles, provenant de divers humains altérés par la peur, ou par le pouvoir, on ne sait pas très bien.

Nous en arrivons au chapitre des ajustements structurels. Nous rachetons pour vous, ce soir,  la question sempiternelle de la dette, et son corollaire, l’angoisse du taux de retour sur investissement. Rien que pour ça, nous sommes certains que vous êtes heureux d’être venus ce soir.

Mais bien sûr, au chapitre des ajustements structurels, ce qui prend le plus de place, ce sont les dommages collatéraux.

Nous vendons donc aujourd’hui pour un euro symbolique le masque mortuaire de la démocratie. Attention, la cire s’épand quand trop de choses s’échauffent autour.
Nous avons aussi pour vous, en exclusivité ce soir, le résultat du référendum pour le rétablissement de la peine de mort en Europe.

Puisqu’il s’agit avant tout de se divertir, nous avons aussi tout un tas d’histoires de sang versé, car l’homme n’est pas un être très étanche. Il y a le rouet où se piqua la Belle, l’épine écorchant son délivreur, et puis, et puis, les autres vous les connaissez, n’est-ce pas.

A saisir également, un lot de signes extérieurs de pouvoir : une peau de léopard, un costume cravate Hugo Boss, un képi, le maniement de la langue. Il y a également un maroquin ministériel – le dernier titulaire y a gravé sa signature un peu partout en appuyant trop fort sur le stylo de ses décrets.

Oh, voici une graine de lotus, à dornance excessivement longue. Pour se souvenir que nous aussi, nous aurons à germer.

Nous vendons également quelques fakes, beaucoup de fiel :  des actions de la société du canal de Panama, d’autres actifs pourris, un vase en faux jaspe le plus pur.

Mais cessons avec ces contrefaçons.
Nous vous proposons maintenant une incroyable expérience utilisateur! Une véritable descente aux enfers! Plus de peur, plus de peur, plus de peur! Qui est preneur ?

Attention pièce exceptionnelle : une licorne véritable, fabriquée selon des instructions précises. La corne est sculptée de runes assez anciennes et fichée comme un pieu dans le troisième oeil d’un canasson.Tout l’art est là : l’étrange torsade semble bien bourgeonner depuis le front de la bête, sortant de dessous une fantaisie de poils, la contrariant gentiment. C’est un mouvement d’éclaboussure, joyeux, comme celui que fait aux eaux un narval qui surgit. Mais là, directement depuis la cervelle ça fuse ! Tout semble naturel, érectile, tout relève dans cette pièce d’un élan vers le plus haut, vers le plus beau. S’en dégage pourtant une violence, faite à l’animal, faite au regardeur. Une vérité désagréable nous rentre dedans, en mèche de chignole.

Nous proposons aussi quelques magies sans efficace : un tatoo, une poupée vaudou, une tablette de glyphes en rongo rongo sortie tout droit de l’île de Pâques, on ne sait plus la déchiffrer, on s’amuse juste de la joliesse du nom, et qu’un jour, là-bas, écrire était une chose terrible et effective.

Et puis ici, ce foetus de lycanthrope trempé dans le formol – où il n’est pas si évident, à ce stade de développement, que c’est aux canines qu’on saurait déterminer qui est un loup pour l’homme

A céder, cause départ précipité, des noms pour le désastre : Kolyma, Treblinka, Gorazde… (le reste est en copie cachée, mais prévoir un lieu de stockage important)

Nous avons, soldés et esseulés :
un crâne de trépané
une question déplacée
une chaussette dépareillée
et d’autres trucs

Façon bateleur aux abords des grands magasins, nous promouvons avec emphase quelques ustensiles, quelques utilitaires :
- un buvard apte à éponger toutes les bavures de l’histoire ; mise à prix une tête à couper
- un petit théâtre d’ombres, qu’on se garderait bien d’interpréter
- des boucliers humains, serrés l’un contre l’autre en une formation dont on ne connait pas le nom, qui est assez désordonnée, assez illisible. Même la guerre aujourd’hui, que voulez-vous, manque d’ordre.

En legs aussi, voilà toutes les saisons, et  la joie, presque, qu’elles se détraquent, pour croire un moment qu’ailleurs non plus ce ne sera pas forcément l’éternel recommencement du même.
Voici l’été et son soleil figé sur beaucoup trop de chaleur, et à l’autre coin du ciel un orage qui menace sans jamais éclater.
Ensuite ce sont les fruits tombés, des bogues, douces dedans, acerbes dehors. Comme nos poings fermés.
L’hiver vient, c’est une flaque gelée, la boue dessous, laiteuse, et l’envie de marcher dessus, de sentir craquer les choses sous notre poids si important soudain. Et le désir, en général, de briser toutes les vitrines.
Puis viendra le temps du renouveau, et très vite ensuite, les grappes de lilas rouillé. Après, on ne sait pas quels fruits. Ainsi sont nos printemps, mauves, décevants. Mais le colza triomphe et avec on roulera plus vite encore, et on fera bouffer les bêtes, pour les bouffer ensuite. A moins qu’on en revienne à l’hiver.

Tout cela pour amener à notre collection d’oeufs, grosse de notre avenir. Du plus gros, celui d’Emeu, au plus petit, celui de colibri, en passant par l’autruche à coquille de crépi. S’ensuivent un chapelet d’oeufs de crapaud, la constellation figée des minuscules oeufs d’araignée Et puis, les si délicats aux couleurs turquoise et jade, brisés en leurs nids…

Il ne reste plus grand-chose… Quelque chose des Bermudes, une boîte noire, tiens, provenant d’on ne sait quel avion brisé

Attention pièce maitresse de la collection. Alors ça c’est cadeau, alors ça, c’est surprise :   le tracé de croissance du liseron, mouvement spiralé centrifuge, comme si deux forces s’opposaient au sein du même désir,  s’élancer loin, s’involuer

Cet inventaire ne serait pas complet s’il ne contenait pas son inévitable colis suspect. Qui veut le colis suspect ?

Car sachez cela, sachez voir la beauté où elle n’a pas été mise en dépôt. Un feu d’artifice ça ne dure pas longtemps

 

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La carte, en grand : ici

Inventaire pour déshérence | 2015 | ni l'un ni l'autre