Et celui-là, de quel bord? De quel bord de l’apartheid, de quel bord de la Nation qui tangue, de quel bord des opinions toutes sûres d’elles-mêmes est-il, celui-là qui est en face de moi?

Si vraiment on en a besoin : on pourrait classer les gens selon d’autres critères. Par exemple le bord des yeux. La fente des yeux pourquoi pas, mandorle, meurtrière, soucoupe, ou encore, trou d’aiguille des pas réveillés du petit matin.

On pourrait classer les gens comme ça, en s’abstenant, faisons un effort, de chercher si c’est asiatique ou mongoloïde ou quoi, mettons qu’on s’en foutrait, admettons au moins que pour un bref instant ce serait inopérant, comme de savoir si ce manteau porté est de marque ou acheté dans une fripe, et laquelle.

On pourrait revoir toutes nos catégories, penser/classer directement de la matérialité, et non depuis ce qui la recouvre, ces signes (d’appartenance).

On pourrait redevenir bêtement curieux, comme quand on apprend les champignons, ou les fleurs, et qu’on n’a pas encore raccroché des noms aux formes.

On pourrait regarder. Considérer cela qui est devant soi sans chercher à comprendre. Oublier que cela s’appelle un visage. On pourrait juste le parcourir, appréhender ses reliefs, ses abîmes. S’arrêter, comme devant une faille infranchissable, à la fente des yeux. Là, on oublie les questions d’échelle. On est tellement absorbé par cette façon de regarder, si nouvelle pour nous, qu’on oublie ça, l’échelle. Toute échelle, tout rapport de dimension ou de force.

On oublie, on regarde seulement cette faille dans la peau : une drôle de couture à revers. On s’intéresse à comment s’ouvre sur l’extérieur cette sorte de boutonnière, comment elle est, le plus souvent, très subtilement, piquée sans symétrie d’un oeil à l’autre. On constate cela, le fait à peine perceptible que l’oeil droit chez tel dispose d’une percée plus avare, que chez tel autre c’est comme une très imperceptible erreur d’aiguille qui a rendu l’ourlet du bas un peu plus étroit et gonflé.

On est là, juste au bord, on oublie les questions d’échelle et les vieilles catégories. On regarde comme on se promène, le long des yeux des autres. En bas, c’est une margelle, à la couleur ici nacrée, ici rougeâtre, ici noircie d’un khôl qui vibre et déborde. Plus bas encore, parfois des cernes vénéneuses couleur colchique, parfois des poches où ranger les soucis. En haut c’est parfois rideau ridé, bombé comme huche à pain ou cloche coulissante à fromage, mais avec un genre de froncé de tissu mou où s’entremêlent sans ordre lisible tout un réseau de veines mauves, un tissu vraiment, un dos de velours fatigué, domestique, qui tombe plus souvent que voulu. En haut ça peut-être au contraire tout tiré, seulement deux plis longitudinaux et efficaces, juste ce qu’il faut de peau pour clore et cligner, et réouvrir incessamment.

Car c’est cela qu’on découvre à scruter cette ouverture : ce mouvement perpétuel, palpitant, des paupières qui clignent et abolissent plusieurs dizaines de fois par minute leur propre forme. Et on découvre que s’y insère, comme pistil en pétales, la glande lacrymale en autonome animal, caché et crachant, ou bien comme source à laquelle abreuver on se sait encore quelle soif. C’est cela qu’on découvre, comme l’eau tiède et finalement c’est celle qui nous va à la peau, qui ne nous gèle pas, ne nous brûle pas. On découvre qu’en face de nous ça vit, ça cligne, ça pleure.

Et classer comme ça les gens, par la fente de l’oeil, s’intéresser à cela, fait que tout le reste tombe, nos catégories de classe sociale, d’ethnie, d’opinion, et ce qui en découle, la plus ou moins grande peur, suspicion ou indifférence, inférées de ces curseurs implacables, qui déterminent à quel point celui-là est ou non du bon côté du droit, des idées, ou du manche.

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