Forcément on se pose cette question : ce dont on rend compte, et pour quoi changer du réel. Et la responsabilité qu’il y aurait, attachée au fait de création. La responsabilité politique? La légitimité à en s’en croire une? Quelle vision meilleure, plus juste, aux deux sens de ces termes? Quel travail, quelle sensibilité, qui la justifierait?
On pense à ce terme, de « vue d’artiste », qui est assez plaisant, qui est hors de propos, qui peut donc nous aider.
Vue d’artiste : on les trouve dans les journaux de vulgarisation. Ce sont ces tableaux évocateurs de scènes dont nous ne pouvons être directement les témoins. Ce sont ces efforts, laborieux, de représentation. Rideaux rouges autour d’une réalité sur tréteaux, dont on ne connaitra pas la chair. Exemple : on ne peut voir à l’oeil nu l’amibe qui nous bouffe le foie. Qu’à cela ne tienne, l’artiste, qui a de l’imagination, qui a de la documentation, est convoqué pour nous en faire une vue. Il est bien précisé que cette vue est non contractuelle. Pas de réclamation possible si après on est déçu. Mais nous ne pouvons pas être déçus. Nous ne connaitrons pas l’amibe par nos seuls sens et sans truchement. Ce qui nous rend malade, même si on nous le mettait devant le nez on ne le reconnaîtrait pas. L’artiste pourrait nous peindre l’amibe en aigle punisseur de notre audace et nous, victime, en Prométhée châtié, on n’y verrait…. Eh bien, que du feu. Sauf que nous ne sommes pas Prométhée, loin s’en faut, car de quelle audace serions nous fautifs? Et ce qui nous bouffe le foie est plus insidieux.
Qu’importe, la comparaison ne tient pas, car la vue d’artiste se doit d’être fidèle. Non lyrique. Non métaphorique. Au plus vrai de ce qui nous bouffe le foie. C’est difficile comme travail. Quand on est artiste. D’être fidèle comme ça. D’être astreint à la pédagogie.
Une vue d’artiste n’est pas seulement une vue de l’esprit. Ça doit rendre compte de quelque chose, du réel, même. Exemple : vue d’artiste d’un sous-marin d’attaque. L’amibe est une sorte de sous-marin d’attaque. Autre exemple (car cessons là un instant avec les amibes) : la reconstitution d’un site archéologique. Colonnades, temple et palais, rendus dans leur puissance et leur polychromie. Plus loin le quartier des fières, des frêles masures, écroulées avant qu’obsolètes, et le sol en terre battue, et les pieds nus. Et regardez ici cette jeune et jolie portant amphore près d’un puits! On dirait Perrette et le pot au lait, et ceci n’est pas anachronisme. Car nous savons, nous qui sommes postérieurs, que la catastrophe a déjà eu lieu.
Les vues d’artistes sont très utiles pour rendre compte des catastrophes. Pompéi : vue d’artiste. Explosion de super nova : vue d’artiste. Massacre de la Saint-Barthélémy : vue d’artiste. Guerre bactériologique : vue d’artiste. Tout cela léché, aux contours précis et couleurs pastels. Si vrai qu’on s’y croirait.
C’est pratique les vues d’artistes. On profite sans danger. On se dit, quand même ici c’est plus confortable. On confond les fonctions zoom, les fonctions rewind, on appuie sur tous les boutons pour le spectacle. Plus rien ne nous est contemporain.
Dessous de table dans un grand marché d’armement : vue d’artiste. Un chômeur qui s’ immole par le feu : vue d’artiste. Financement des partis politiques : vue d’artiste. L’ėchancrure rouge d’un éclat d’obus dans la cuisse d’un enfant : vue d’artiste.
Plus rien n’est inatteignable, plus rien ne nous atteint. Du moins, c’est cet effet de réel, d’être si bien rendu on finit par croire que tout est pour de faux. On finit par croire qu’on nous ment. L’amibe qui nous grignote et nous met le coeur au bord des lèvres en permanence, elle n’est peut être pas comme on nous la dépeint. Et puis d’abord, qui paie l’artiste qui fait la vue?
Les alcôves nichées dans les organigrammes des holdings : vue d’artiste. La France des minarets : vue d’artiste. Le protocole des Sages de Sion : vue d’artiste. Et plein d’autres encore comme ça, nouant le sens et le pouvoir une bonne fois pour toutes dans des compositions toujours léchées, toujours pastel.
Tout ce qui s’imagine et se fantasme, se redoute : vue d’artiste. Notre monde est un procès à huis clos dont on ne sait jamais si vraiment tout nous en est relaté, et combien mal. Partout pourtant, des professions de fidélités.
Et notre peur nous bouffe le foie.
Du coup, quelle réponse? Juste cela, qu’ils sont nombreux ceux qui exposent leurs vues, leurs vues inspirées, fidèles et documentées. Et que celui qui n’expose pas et sait rester hors de propos, aura fort à faire, à ne pas se promettre comme truchement confortable du réel qui nous échoit.