«Voici que le langage en personne veut se mettre à parler »
Elfriede Jelinek
La première chose c’est ça, c’est mettre des noms sur les choses.
Un chat : un chat, une pipe : une pipe, et ainsi de suite.
La première chose c’est ça.
C’est long, faut dire.
Il y a le chat persan le chat nu le siamois le matou l’égyptien l’isabelle
Il y a aussi le chat écorché, le chat échaudé, ainsi que le chat stérilisé (d’intérieur).
Il y a la pipe d’écume. Et la fumée sans feu.
Il y a le fauteuil qui va avec le chat et la pipe, en cuir, avec les accoudoirs lustrés, et les flammes dans l’âtre, et la pensée qui s’y abîme.
(La pensée, elle, ne se donne pas de nom, toute occupée qu’elle est à en donner aux choses, et c’est long.)
On croit qu’on en a fini, mais on regarde dehors et ça recommence, il faut donner un nom à tout ce gris par dessus la terre, et qui change.
Il faut donner un nom à ce qui jaunit et ploie sous le vent, graminées dociles qu’on caresse, et faisant cela on fait s’échapper des épis tout un tas de bestioles minuscules à élytres, qu’il faut nommer aussi, car sinon tout est foutu, tout risque de disparaitre par la bonde de ce trou minuscule qu’a formé dans le paysage le petit être volant échappé, non nommé.
La chose importante c’est ça, c’est nommer les choses qui apparaissent, savoir dire exactement de quelle couleur est cette eau dormante posée devant soi, vert d’yeux à s’y croire trahi, ou bien non, sous un nuage ce n’est plus pareil, une inquiétude s’y inscrit, ça se plisse et vire à une nuance plus terreuse et plus douce, et juste après ça se métallise, on n’y voit plus rien que du ciel, et le nom de la couleur de l’eau reste une question, une question très longue à éplucher.
Et cet épi, est-ce du seigle ou du blé, et qu’est-ce qui le fait pencher, et comment ça s’appelle, quel est le nom du vent qui change et nous fait tous pencher?
Les noms qu’on donne aux choses c’est pour calmer le vent. Sous le vent rien n’est relié, rien n’est rangé, ça ne va pas ; on a besoin de paysage.
Pas seulement d’un décor, mais d’une consolation, à se savoir baigné dans autre chose plus grand sans s’y confondre, sans s’y abîmer. A s’imaginer avoir une vue, un ailleurs possible au delà de la vue, comme un ancrage supplémentaire à rester là.
Le paysage c’est quand l’étrange se nomme, quand ce pouvoir est conféré (quand on s’y croit autorisé).
Le ciel et l’herbe sont pour nous, bien disposés.
Voilà, le paysage est quand le monde prend sa substance des noms.
Avant ça, ce n’est pas paysage, c’est juste du vent et des bêtes à six pattes qui courent et volent dans n’importe quel sens, c’est juste de l’herbe verte prise à rebrousse poil, et la pipe non plus on ne l’imaginait pas comme ça.
Avant ça, ce n’est pas paysage, c’est juste l’effroi, on ne sait pas ce que c’est.
Et ça arrive tous les jours, cet avant là. Ce n’est pas une chose ancienne dont on se souviendrait, c’est une peur qui se cache un peu partout, une peur comme un vide.
Une bête traverse le paysage, le troue.
On s’empresse de bourrer la fuite de substantifs. Après ça va mieux.
Après on reconnait tout, d’avoir tout passé sous sa langue, comme autant d’étiquettes à coller. On distingue les essences, on sait quelles sont les bonnes, quelles sont les mauvaises. On est prévenu.
Le paysage existe quand le langage est botanique. Des noms apposés à chaque épi ployant sous l’horizon. Un monde étale, explicatif, avec des chemins bien ordonnés commençant par soi-même.
La première chose c’est ça, des noms des noms des noms, et on croit en avoir fini. On détourne les yeux, on revient à l’âtre, on s’accoude aux bords lustrés du fauteuil. On va enfin pouvoir profiter de cette sacrée pipe, et être présent à quelque chose.