Madame,
Je ne vous connais pas, je ne vous ai pas connue. Si votre image est là devant moi c’est parce que votre fille me l’a envoyée, par fichier attaché, titré maman_arbre.
Nous nous retrouvons l’une en face de l’autre, moi devant l’écran, vous dedans.
Moi gênée et brûlée devant votre regard si beau et si droit, qui ne me voit pas.
J’aurais pu refuser. Peut-être même j’aurais dû, d’ailleurs j’ai tenté. J’ai dit, tu sais ce n’est pas mon projet, mon projet ce sont les photos orphelines, que plus personne ne réclame. Elles n’appartiennent plus à personne, j’essaie juste qu’elles puissent appartenir à tout le monde. Avec vous, Madame, ce n’est pas possible. C’est votre fille qui est orpheline, pas votre image.
Votre fille me l’a dit : votre image, celle-là en particulier, elle la regarde souvent. C’est important pour elle. Parce que je sais cela, l’intensité et la fréquence de ses regards sur vous sont autant de fils invisibles qui occupent tout l’espace entre vous et moi, qui vous regarde aujourd’hui. Autant de fils que j’aurais peur de casser, d’emmêler. Car mon espace d’intervention, le véritable endroit de beauté et de risque que je vois, dans ce travail sur photographies, c’est justement dans cet espace de regard là, quand il est déserté. Je n’interviens pas tant dans la surface de la photographie, pas non plus sur ses bords, sur ce hors champ que je me plais pourtant à esquisser. J’interviens, comme quand on raccorde un bouton à une chemise, par couture perpendiculaire entre moi et la photographie. J’essaie de la relier à ma vie, à celle des autres vivants qui me lisent, par le fil mince de l’écriture et d’un regard investi. Ma couture est un fil de fiction, je couds de fil blanc une affection que je ressens profondément. À chaque personne de ces photographies je m’attache, d’un lien fort vraiment, presque douloureux. Je deviens leur sœur leur mère leur père leur fils leur amant, je deviens leur proche. Et là voyez-vous Madame, je ne me permettrai pas de prendre place auprès de vous, car vous êtes encore très entourée, vous l’absente.
La demande que me fait votre fille dépasse mon projet. Vous ne ferez pas partie de ma série, ce n’est pas possible. Je ne peux pas faire comme si c’était moi qui vous avais inventée. Je dirais, même si sur cette image vous me semblez plus jeune que moi, plus jeune qu’elle je crois, c’est encore vous la mère. Je ne peux pas donner jour à votre place, je n’en ai pas le droit.
La demande de votre fille me dépasse, en fait elle me submerge. Voilà pourquoi je vous écris quand même. C’est pour ça que j’écris, c’est toujours pour ça. Pas pour endiguer, ni surmonter, mais pour rendre compte de ce qui est plus grand que moi et que pourtant, parfois, je vis. C’est pour rendre compte de la vie que je vous écris à vous, qui êtes morte.
Je suis devant vous, vous regardez vers moi, je ne peux pas faire comme si c’était moi que vous regardiez. Ce regard je ne pourrais le réinvestir sans impudeur. Alors devant vous je ne peux faire que cela, tenter de m’expliquer.
Vous dire que je tente quand j’écris d’être dans la justesse sans me préoccuper du vraisemblable.
Je vous regarde encore.
Vos pupilles si noires, valeur la plus sombre dans toute l’image, comme deux trous de présence. Comme si tout le reste de vous s’absentait déjà, se fondait dans un paysage inaccessible.
Je repense au titre du fichier qui vous porte : maman_arbre. Je pense à ces nymphes attachées à des arbres, pas seulement comme à un lieu de résidence, mais comme à un corps. Vous avez rejoint dans les pensées de ceux qui vous aiment cet état végétatif, si puissant, où vous existez sans plus vous mouvoir. Vous êtes une nymphe.
On dit nymphe aussi pour désigner cet état du papillon entre la larve et l’état adulte, celui qui a des ailes. Cet état là, celui où les ailes se déplient, porte le nom troublant d’imago.
Madame, vous n’êtes pas encore une image.
Un jour sans doute, vous vous envolerez.