(Dans le viseur, peut-être une série) De cette photographie comme de celles qui suivront, je ne connais rien. Elles me sont étrangères, absolument. Je les ai trouvées dans un bac, une sorte de brocante de visages égarés, un marché seconde main de la photo de famille. Un euro la photo, au choix. Et j’ai choisi. Puis j’ai écrit comme si j’étais celui qui était derrière le viseur. Je suis sortie du document, pour rentrer, par l’oeil, par le je, dans la fiction.

 

Elle a mis sa main comme ça. On ne lui a rien demandé. Elle a mis sa main sur la grosse cuisse droite de la mère, doigts bien écartés, exactement comme sa mère l’a fait avec sa grosse main à elle, sur sa grosse cuisse gauche.
Petit singe.
Nous avons marché un peu pour arriver jusqu’ici. La mère a préparé un panier de pique-nique, il y aura du cervelas, et pour la petite un bel œuf dur, qu’elle écaillera en le tapant sur la roche grise qui nous servira de nappe.
À voir ses jambes frêles courir tout à l’heure sur cette peau de basalte, on aurait dit un moustique agaçant sur un dos d’éléphant. En elle tout s’envole, même ses cheveux si fins, que la mère coiffe chaque matin, et retient très plaqués par des barrettes, car chaque matin au réveil ses cheveux frisottent sur la nuque, et font une auréole électrique et blonde autour de son visage naïf. Elle n’aime pas rester sur la chaise pendant que la mère la peigne. Elle balance ses pieds contre les barreaux de la chaise, elle pousse des petits cris aigus quand ça tire, et à chaque fois elle nous exaspère.
Ensuite nous ne la voyons plus beaucoup, elle est au jardin, elle détourne des routes de fourmis, dessine sur un petit pan de ciment devant la porte avec un caillou crayeux, souffle dans des herbes, que sais-je.
Elle aime quand nous partons en promenade, quand nous quittons pour un temps notre salle à manger aux meubles massifs, quand nous sommes dans l’air vif et la lumière.
Elle n’a pas l’air de nous en vouloir, d’être nous-mêmes aussi massifs que nos meubles.
Nous représentons, quand même, une sorte de protection. Quelque chose sur quoi s’appuyer. Elle sait je pense, que nous ne sommes pas mauvais. Seulement difficiles à mouvoir, à émouvoir.
Son dos droit,  son petit corsage, on dirait presque un otage.
Mais un otage ne sourirait pas si volontiers.
En contrebas, la vie s’écoule.
La mère aussi, s’amuse, elle ne le montre pas mais je sais bien qu’elle est contente et fière, de cette fille, qui est comme une joie, comme une grâce tombée entre nos deux corps si lourds.

L’otage | 2012 | dans le viseur