L’arbre devant chez nous a poussé oblique, pour sortir de dessous un gros banc de pierre, chercher la lumière. Il barre l’espace de la petite cour de son gros tronc penché, il faut se baisser toujours, sinon il cogne, ou bien il érafle, de l’une de ses branches trop basses. Ces derniers temps on avait bien vu qu’elles étaient plus basses encore, tellement elles étaient chargées de fruits. Il n’en a jamais donné autant, de ces grosses prunes charnues, oblongues, d’un indigo profond qui s’éventre en kaki, et dont nous n’avons jamais rien fait que les écraser en passant, par paresse, par méfiance aussi pour ces fruits trop urbains, sortis d’un terreau douteux. Avant il y avait bien un voisin qui les ramassait, qui les mangeait. Le voisin est parti, un marchand de biens l’a fait déguerpir de la chambre qu’il louait pour pas grand-chose . On l’a vu longtemps trainer dans les bars du quartier, et même on s’inquiétait, de savoir qu’il dormait ici ou là, et maintenant où il est on ne sait pas, ça fait longtemps qu’on ne l’a plus vu. Ne reste ici de lui que ces prunes tombées qu’il ne ramasse plus. Elles sont denses, foncées, presque noires, de cette noirceur ivre qui le prenait lui aussi tous les soirs. Et c’est l’autre chose qui reste de lui dans cette cour, son prénom hurlé d’en bas par un ami de beuverie, quand je vois ces prunes j’y pense, c’est comme si ça résonnait encore, ce cri pour l’appeler, lui qui a un si joli prénom, Amor, le nom de l’amour. Mais crié par un ivrogne, même si c’est un ivrogne ami, ça ne donne plus du tout le son de la douceur qu’il y avait pourtant en lui, même quand il était pris de vin. Essayez, vous verrez, criez Amor à pleins poumons, vous entendez bien que ça dit autre chose. Et cette mise à mort qui semblait tous les soirs réclamée par l’ami ivrogne a fini par advenir. C’est l’ami ivrogne qui est tombé un jour , trop chargé de vin. Trop chargé, l’arbre l’était aussi, et hier, sous le poids des fruits, deux de ses grosses branches ont cédé. Elles n’ont pas cassé net, elles se sont déchirées, mettant à nu une fibre tourmentée, beaucoup plus claire que l’écorce, beaucoup plus jeune dirait-on. Mais bien sûr ce n’est pas vrai, l’arbre est fatigué de tout son intérieur aussi. C’est pour ça, on dirait qu’il a baissé les bras, deux gros bras qui ne tiennent au corps que par lambeaux, avec d’énormes mains griffues au bout.
L’arbre, sa ramure, ses racines, et au milieu l’air pour nous, pour respirer, l’ombre pour nous, pour nous protéger. On n’a plus ça. On n’a plus ce milieu d’air et d’ombre où se réfugier, à la place c’est une dévastation de branches.
Nous allons couper l’arbre. Au tronc. Il est mort de toutes façon. Nous allons débiter en rondins, rassembler en fagots, ramasser les fruits pourris, balayer les feuilles. La cour va gagner en lumière. Il n’y aura plus, l’été, ces absences noires et oblongues, là pour personne et sur lesquelles on pestait de marcher.
Il restera une souche, des surgeons, perpétuant le souvenir de ce qui parfois cède, en l’arbre, en nous.