Elle n’avait plus d’autre occupant permanent que celles-là depuis 1956. Parfois, pas souvent, quelqu’un, pour venir passer quelques jours, ouvrir les fenêtres, débroussailler.
Parfois, pas souvent, de moins en moins souvent.
Et puis ils ont décidé de s’en séparer.
Dans cette maison il y avait :
Des tables,des chaises, des armoires, des commodes, des guéridons
Des tapis usés
Des ammonites fossiles
Des chaises de jardin en rotin
Des bouts de dentelles, bouts de ficelles
Des balances d’épicier
Une petite lanterne magique
Un vieux casque militaire, quelle guerre, quelle armée?
Des morceaux de vieux marbres éclatés
Des cloches en verre avec rien dedans à montrer
Toute une série de clefs, des petites, des grandes, des très ouvragées, des reliées à des étiquettes sur lesquelles l’encre de l’écriture manuscrite s’est définitivement effacée. Des clefs, pour des serrures depuis longtemps abolies. Toutes n’ouvraient rien.
Des malles, avec dedans des livres sur le bas empire romain, des vieux rideaux déchirés, de cette couleur cramoisie dont on fait les théâtres
Des papillons épinglés, resserrés dans un cadre
Un piano désaccordé
Un distributeur à allumettes fixé au mur de la cuisine
Des chemises et des pantalons d’homme accrochés à une tringle, dans un placard poussiéreux
Des dizaines de bouteilles vides, et certaines encore pleines, d’un vénérable vinaigre
Des albums de photographie, avec cette dame regardant l’objectif, du haut du perron, raide, noire, engoncée jusqu’au cou dans sa robe d’un seul tenant. Elle ressemblait un peu, par la couleur et par la forme, à ces bouteilles encore présentes dans la cave
Des matelas aux taches brunes, qui ont vu combien de gens dormir, pleurer, faire l’amour?
Une marionnette balinaise
Des brins de buis sèchés au zénith des lits, ou bien des crucifix, ou bien les deux
Des miroirs, et qui dedans s’y est vu, qui devant à souri, froncé les sourcils, constaté qu’il était amoureux, malade, vieillissant?
Des chenets ressemblant à des proues de bateau, tête de femmes impassibles fuyant le feu indéfiniment, prisonnières ou gardiennes?
Une petite barque en bois vernissé
Des bidons vides
Et dans le grenier, cette peau de léopard cartonnée, vitesse définitivement figée
J’aurais bien, on aurait bien voulu garder tout ce fatras. Prendre le temps de l’impossible tri. Mais ils n’ont pas voulu.Tout cela ou presque, a disparu. Emporté, disséminé, pour être revendu, bradé, jeté. Comme s’il y avait un secret, une honte à faire disparaître. Comme s’il fallait que ces souvenirs qui n’étaient pas les leurs ne soient plus possédés par quiconque. Et peut-être nous, nous n’avons pas compris, que cette maison, cette maison à eux sur le papier, si peu habitée, étaient quand même pour eux, les héritiers, chargée, de regrets, de jalousies, de choses brûlantes, mal éteintes, qu’il valait mieux disperser.
Et pour nous qui arrivons, ce sentiment de responsabilité sans doute faussement endossé. Comme l’idée d’une mutilation subie, pour cette maison, d’être ainsi vidée, par le gros et par le menu, de tout ce qui l’encombrait. Un sentiment déplacé, une nostalgie de quelque chose qui n’a pas été vécu. Une nostalgie de grenier, de misérables merveilles, d’enfance à réinventer qui n’aurait pas lieu.
Seule la poussière reste, le piano désaccordé, une cloche en verre fêlé, le distributeur d’allumettes en plastique, la barque, les bouteilles, vides et pleines, une malle, vide.
Et alors, par la mémoire, par l’écriture,faire l’inventaire, incomplet, partial. Faire tenir ensemble ce qui n’y est plus, raccommodage. Savoir qu’en faisant cela on cartonne la vie, on la rend roide comme peau de léopard incapable de courir.
Après tout, c’est mieux ainsi, c’est mieux vidé. La place est nette, la place est prête désormais, à accueillir nos propres accumulations, nos propres dispersions.