Je dois bien commencer par les miennes.

Mes ongles je les ronge mais pas trop. Jamais jusqu’au sang. Parfois je m’arrache une petit peau, latérale, et la petite douleur me rappelle à son bon souvenir, toute la journée. Mais c’est tout. Je ne vais jamais jusqu’à mordre la pulpe. Parfois au travail je me les ronge sans y faire attention, surtout en réunion, surtout retour de week-end, et ensuite je m’en veux de ces petites rognures de moi-même laissées ainsi en pâture sur la moquette des bureaux. Je ne sais jamais faire autrement qu’avec les dents, encore, pour aider la peau à se détacher progressivement de l’ongle qui a poussé, et refaire une belle lunule, ovale, profonde.

Avant j’avais les ongles striés de blanc, j’aimais cette météo nuageuse sur mes dix petits écrans intimes, j’aimais que s’affichent ainsi mes carences. Maintenant c’est rare. Je note tout de même, qu’aujourd’hui, sur l’ongle du majeur droit, j’ai un tiret blanc au beau milieu : une pause.

Mes doigts, je les trouve fins et assez élégants, j’aime que les articulations soient un peu saillantes. Aujourd’hui j’ai une petite coupure sur l’index gauche, faite avec le couteau à pain ce matin. Cela n’a pas saigné longtemps.
Je n’ai qu’une bague. Dans ma tête j’ai toujours deux bagues mais sur mes doigts je n’en ai plus qu’une. L’autre, la monture s’est cassée. Je dois la réparer. Car ces deux bagues vont ensemble et vont avec ma main, c’est un tout. Jamais ces deux bagues ne quittent mes doigts, même pour dormir, même au bain, même l’été quand mes doigts gonflent et que je supporte mal des les avoir enserrés comme ça. Ce sont deux bagues de fiançailles. Pas les miennes. Un tout petit diamant sur mon annulaire droit pour les fiançailles de ma mère, et une aigue-marine sur mon majeur droit pour les fiançailles de ma grand-mère. L’aigue-marine manque en ce moment. Il y a un décalage entre mon schéma corporel interne et la réalité de mes mains.

Autre manque : je portais avant, indéfectiblement, à la même main que les bagues, une petite gourmette de baptême. Pas le mien non plus. C’était une gourmette trouvée dans la rue. Elle appartenait à un Thomas, né le 17 septembre 1979. Je portais cette gourmette comme une responsabilité. Je pensais très souvent à Thomas (celui qui doit toucher pour croire). Il me plaisait de porter ce cadet sans qu’il le sache. Mais je crois qu’aujourd’hui cette petite chaîne, je l’ai perdue.

Ces questions de bijoux sont importantes. Ma fille m’a demandé récemment si je lui donnerai. J’ai dit : plus tard. Elle a réfléchi, puis m’a demandé : mais quand tu seras morte, tu n’en auras plus besoin?

La ligne de vie, on dit qu’on la lit sur la main gauche, et cela m’a contrarié longtemps quand j’étais enfant, car je l’ai très courte sur cette main, pas sur l’autre. Je me consolais en remarquant qu’après une brève interruption elle semble reprendre, pour aller ensuite jusqu’au bout de la paume.

Au bout de la paume ma main débouche sur un poignet fin, qui ressemble à la tige d’une fleur fanée quand je suis fatiguée. Sur le poignet gauche je porte depuis peu de temps, une montre Lip (je suis née en 68).

Sur le dos de la main gauche, j’ai deux grains de beauté apposés, comme une signature, un sceau. J’ai exactement les mêmes, même grosseur, même écartement, sur le sein droit. Comme s’ils s’étaient imprimés pendant la gestation, quand j’étais encore enroulée en moi-même.

Depuis, disons cinq ans, un des grains de beauté s’efface au profit de l’autre, sur la main comme sur le sein, et j’y vois le signe inquiétant de la réduction de mes ambivalences.

Comme un livre | 2009 | à mains nues