Ce n’est pas satisfaisant. (Ce n’est même peut-être pas tout à fait supportable, on te l’accordera).  Mais : Qu’est-ce que tu proposes d’autre ?

Ce sourire doux, pour dire cela. La phrase, magique, la phrase des plateaux de télévision, des fins de repas du dimanche, des distributeurs à café : Qu’est-ce que tu proposes d’autre? (Cela peut-être vouvoyé). Et le sourire doux, qui l’accompagne.

C’est un sourire bienveillant, déjà triste : tu vas bientôt devoir sortir du rêve. Toi qui marches en somnambule.  Tu te regardes, ton gobelet de plastique  à la main, tu te regardes dans les yeux de l’autre qui te pose cette question de savoir ce que tu pourrais bien proposer d’autre, et là, tu te rends compte, ton habit de nuit flotte un peu, et pourrait bien t’entraver. Tu es un peu ridicule, en plus. Alors, cette question, pour que tu ailles te rhabiller. Cette question, doucement énoncée, comme une proposition justement, une proposition à toi faite. Une main posée sur ton épaule, une douce musique pour te sortir de l’engourdissement qui te guette.

Cette maïeutique patiente, où seuls les yeux parlent (les accoucheurs, voile de gaze vert sur la bouche). Les yeux sont ouverts, te regardent, t’accueillent. Les yeux sont comme prêts à être surpris. Ils aimeraient bien, ils ne demanderaient que ça (ils donnent cette impression,  comme on donne le change et spécule sur son taux), que quelque chose d’autre qui fût viable soit proposé. Mais le maieuticien n’a pas d’oreille. Oh la peau neuve et fripée et si fragile des nouveaux nés, qui doit s’endurcir à l’air, au savon extérieur (car tes rêves sont considérés comme gluants. Rien n’y accroche )

Qu’est-ce que tu proposes d’autre? N’est pas vraiment une question, plutôt une formule. N’appelle pas de réponse et surtout pas de propositions. Il est établi qu’à cette réalité satisfaite et non satisfaisante, on ne peut rien substituer. Cette question est pour te faire taire, c’est-à-dire pour ton bien.

La phrase magique coupant court comme en suspension. La phrase amputationnelle anesthésique. Derrière le voile de gaze, on voit le sourire doux. Qui se retient, gentiment, d’être moqueur. Qui se retient de rajouter «mais enfin» avant la formule «qu’est-ce que tu proposes d’autre?». Il est un tout petit peu forcé le sourire doux, mais sous le voile de gaze ça ne se voit pas vraiment, ça ne voit pas vraiment que la commissure pourrait exploser en rire excédé. Il faut du temps, l’accoucheur le sait. Surtout ne pas brusquer la prise de conscience, laisser le chemin se faire tout seul, vers cette réalité qu’on ne peut rien proposer d’autre. Dans le régime de la réalité, que les yeux bienveillants savent regarder en face, on ne propose pas. Cela s’impose seulement, comme le bon sens.

Tu es sur la crête ,  selon ce que tu diras à présent, tu glisseras (tomberas, mais ça ne fait pas forcément mal, tu sais), du côté des irresponsables ou des résignés. Tu as beau dire que cette réalité est impossible, insupportable. Il n’y en a pas d’autre. Il n’y a qu’une seule réalité n’est-ce pas? Celle qui transforme les rapports de force en états de fait. Et si crédible, de droit.

Tu pourrais bien ressentir la peur, si tu te réveilles, que ça ne soit pas dans ton lit. Tu pourrais bien te retrouver seul, sous une lumière crue, dans des draps beaucoup trop techniques. Le réel idéologique qui ne te propose rien d’autre te prend pour un grand malade.

Toi qui marche en somnambule.  Ton habit de nuit flotte un peu, et pourrait bien t’entraver. Meunier, tu dors et le moulin qui va trop vite ne t’appartient plus. Concasse tes rêves (c’est comme ça qu’on appelle ce que tu énonces de trop glissant pour accrocher aux rapports de force).

Alors tu ne sais plus. Tes yeux n’ont pas la bonne focale. Tu regardes très loin devant, et comme distraitement, tu n’arrives pas à attraper les choses (ni à lire la composition des produits). Tes jugements s’émoussent. Tes indignations gouttent un peu tout autour, en coulure de bougie.

Et toute la peine qu’on peut avoir, n’y change rien.

Celui qui te regarde et te propose de proposer, et te sourit, celui-là te tourne le dos. Tu le sais bien. Seulement, il a les yeux derrière la tête. Il sait qu’il ne doit pas se retourner, qu’il doit, lui, continuer d’acheminer vers le statu quo. Orphée sans désespérance, qui te sait déjà perdu.

Alors, reste perdu. Ne propose rien qui ne sera pas entendu : dispose. C’est-à-dire : repositionne sans preuve. Qu’as-tu besoin d’un plan, qu’il soit B, ou incliné déjà vers ce qui seulement dénie.

Plan incliné | 2015 | ni l'un ni l'autre