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Pour ces vases communicants de juin, fierté d’accueillir dans cette nouvelle cabane Pierre Ménard et son texte, qui entre tant en résonnance avec mes projets d’écriture… Et pendant ce temps, je m’en vais faire un tour sur son site si riche, Liminaire…
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D’habitude on utilise les guides urbains sur mobile pour savoir où l’on est et où l’on va, mais rarement pour se perdre. Serendipitor nous surprend en nous égarant volontairement, en permettant notamment d’entrer en contact avec ceux que l’on croise dans l’espace public. C’est en effet avec cette idée que Mark Shepard, de l’université de Buffalo, a mis au point cette application qui combine indication d’itinéraire, intégrant Google Maps, avec un système de recommandations actualisées en temps réel. Ce qui permet de découvrir des lieux inédits, en effectuant un trajet entre un point A et un point B. Le dispositif, baptisé Serendipitor, car basé sur la sérendipité, vise aussi à lancer des défis à l’utilisateur en lui suggérant des actions tout au long de son parcours, s’inspirant des performances artistiques du mouvement Fluxus, des artistes Vito Acconci, et Yoko Ono. Au début des années 60, Fluxus propose des promenades-performances, proches des dérives situationnistes. Une variation de la marche comme mode artistique opératoire.
Yoko Ono, qui s’inscrit dans la lignée du mouvement Fluxus auquel elle a activement participé dès sa création, a par exemple conçu City Pieces qui regroupe un ensemble de gestes du quotidien : se promener en ville avec une voiture d’enfant vide ou de sauter dans des flaques d’eau… qu’elle fait sans aucune appréhension et sans savoir où elle va. Elle a conçu également en 1964 Map Piece dans laquelle elle invite le public à dessiner une carte pour se perdre.
« Le but est de retrouver le goût de la dérive, pour Mark Shepard, de trouver quelque chose en cherchant quelque chose d’autre, mais aussi de démontrer que le téléphone portable n’isole pas forcément les individus quand ils l’utilisent dans l’espace public. »
Comment cela fonctionne ? Tout d’abord, il faut télécharger l’application sur son appareil. Ensuite, on entre un point de départ A. et une destination B. Mais on peut tout à fait laisser l’application les choisir à notre place. Dans les deux cas, Serendipitor (téléchargeable sur itunes) trace un itinéraire entre ces deux points, dont on peut également augmenter ou réduire la complexité en fonction du temps dont on dispose. Durant le parcours, l’application nous géolocalise afin de nous suggérer au fur et à mesure du périple des actions à faire à des endroits définis. Par exemple, suivre une personne sur une centaine de mètres, photographier un pigeon, s’arrêter chez le fleuriste, acheter une rose et l’offrir au premier venu, ou découvrir la bibliothèque qui se trouve sur le parcours en question.
J’ai voulu tester l’application en me promenant à Melun où je travaille. J’ai suivi les indications qui apparaissent en anglais sur la carte Google mais je m’en suis très rapidement éloigné. J’ai marché jusqu’à la pointe de l’île Saint-Étienne à Melun, en prenant régulièrement des photographies. Sur la pointe de l’île, les cygnes ont élu domicile, à l’ombre des grands platanes. On s’approche d’eux sans les effrayer, à pas lents, sur les pavés disjoints. Le sol est jonché de leurs plumes blanches, l’impression de marcher sur une moquette blanche. Je me suis approché d’un jeune cygne au plumage parsemé de pointes noir. Il tenait debout, mais sur une seule patte, en équilibre précaire. Je n’ai pas voulu lui faire peur, et suis resté un peu à distance avant de revenir sur mes pas. J’ai pris le chemin qui longe le bras mort de la Seine. Une péniche peinte en bleu, y est amarrée. Une boîte aux lettres juste devant. C’est un peu comme une voiture que l’on garderait bien au chaud dans son garage. On peut partir à tout moment, mais on reste là. Sans bouger. Le chemin est bordé d’arbres, ses branchages se courbent jusqu’à l’eau, couvrent d’ombre ce petit chemin d’herbe et et de terre qui fait le tour de l’île. Sur l’autre côté de la rive, de belles demeures, un peu à l’écart du centre-ville, prennent le soleil. En rentrant je me suis rendu compte que l’application n’avait gardé, parmi mes nombreuses photographies, que les dernières de mon parcours. Sur le moment, je marque le coup. Un peu déçu, désappointé.
Je ferme les yeux. Je reproduis mentalement le chemin, tente de raviver le souvenir de chaque photo, comme autant d’étapes de mon parcours et d’établir ainsi une liste des photographies prises dans ce lieu précis, le temps de ma promenade, et de les décrire en me limitant à une seule ligne de texte, pour les garder dans la boîte noire de ma mémoire. L’ensemble de ces descriptions forme une espèce de litanie spéculaire.
Coquelicots fragiles contre un mur, comment peux-tu effacer ton ombre parmi les pierres ?
Blocs de pierre qui glissent en marches dans l’eau pour y disparaître.
Cygne blanc s’ébrouant sous l’eau qui devient verte, l’écume blanche est sonore.
Cygne noir jouant au flamant rose en équilibre précaire sur le pavé bancal.
Plumes d’oiseaux, moquette blanche parsemée de chiures et de feuilles séchées.
Baraque en pierre de taille aux fenêtres fermées depuis longtemps par des parpaings.
Petit chemin qui longe sinueux la Seine sous l’arche sombre des platanes.
Larges marches de pierre ne menant plus nulle part, où meniez-vous avant ?
Feuilles des arbres qui se reflètent dans l’eau comme le ciel, vaguement.
Escalier en colimaçon recouvert d’écriture peinte à la hâte pour rejoindre un pont au-dessus.
Et pour suivre les autres vases communicants, c’est ici. Merci à Brigitte Célérier.