C’est bien le moment de se poser cette question, ce matin de 14 juillet où ça défile, pour nous être retransmis. Populaire ça doit bien vouloir dire ça, se dire qu’on l’a bien mérité. Pas besoin de regarder la télé. On connaît le mode opératoire, décrit depuis longtemps par Léon Zitrone en médecin légiste, ça n’a pas changé. Les différents bataillons interviennent dans le plus grand sérieux, cohorte après cohorte, comme les petits insectes saprophytes grignotants, une espèce après l’autre selon le degré de décomposition des chairs, suivant les grandes artères, remontant vers ce qu’ils servent en le faisant disparaître, car finalement quel meilleur témoin, quel plus grand jouisseur de ce travail des autres que le cadavre lui-même? Finalement pour qui, le grand ordonnancement du défilé militaire, sinon pour le grand corps de la Nation? On le voit parcouru dans ses premières raideurs par des colonnes de légionnaires aux barbes sable et au pas lent, puis viennent, quand ça commence à puer et qu’il faut trouver le moyen de le faire oublier, des polytechniciens empanachés, juchés sur des montures altières, dédaignant jusqu’à leur propre crottin. Puis d’autres encore, plus bruyants, plus disciplinés, plus vils, et enfin les tanks, provoquant au coeur un remous, une angoisse, de vibrer depuis si bas, depuis plus bas que terre, depuis là où nous irons, depuis là où ils nous emmènerons.
Nota bene : Il y a aujourd’hui, qui défile avec nous, une armée mexicaine. Le littéral reprend ses droits.
Ça défile, donc, une image après l’autre et on ne se souvient déjà plus de celle d’avant. Celle d’avant c’était hier soir. Hier soir ça voulait dire autre chose, ça défilait pas, ça tournait, sur le parquet de danse ça tournait, dans les têtes aussi ça tournait, les bouteilles de rosé étaient sur toutes les tables, les tables étaient longues, disposées en pétales autour du parquet de danse. Sur toutes les tables, au début, il y avait des étiquettes, avec dessus marqué : Réservé. C’est qu’on croit au mérite, au fait d’arriver plus tôt, d’avoir prévu, d’en tirer les privilèges. C’était marqué Réservé sur toutes les tables mais il y avait de la place pour tout le monde au final, les gens se sont un peu poussé, c’est l’avantage des bancs.
Après les merguez, qu’ici on appelle saucisses fortes, sans doute pour rester chez nous, je ne sais pas, après les merguez un premier couple s’est mis à danser, ils ont l’habitude. Elle, porte une robe impeccable, bustier ajusté sur poitrine mince. Une robe javel comme fleur de liseron tombée à l’envers, mais plus froncée, plus raide, s’évasant un peu, mal, en trois rangées de volants plats. Sa coiffure est courte et efficace. D’autres couples les rejoignent, qui ont l’habitude aussi, ce qui change c’est que dans leur geste, dans leur regard, il y a plus ou moins de moelleux, de quelque chose rémanent d’avoir tant fait l’amour ensemble. Les messieurs, en général, ont des chemisettes raides et fraîches, et des parfums de Vetiver. Les dames sont courageuses, leurs talons sont très hauts, très neufs. Les enfants courent entre les tables. Et il y a aussi quelques jeunes filles, parfaitement belles, le teint net, les jambes fuselées, les cheveux longs et droits, et qui s’ennuient, un peu, à danser seulement avec leur mère.
Au bout d’un moment on oublie que tout est prévu, les lampes guinguette, la buvette, les cocardes en crépons accrochées un peu partout, l’orchestre et l’accordéon, on oublie tout ça, que tout est prévu, mais que tout semble oublié de pourquoi on le fait. On voit seulement ce qui s’échange : des sourires, par dessus les épaules qui dansent, par dessus les tables, des sourires par dessus tout et partout, et le reste s’éparpille en couleurs, confettis, qui malgré leur légèreté arrivent bien vite à terre, c’est comme si la fête était comme toujours déjà passée.
Et ce matin ça défile, la France peut être fière, d’avoir un Premier Ministre si fier, d’avoir un Président si fier, d’avoir pu, avec l’Allemagne, sauver le peuple grec.