« En Pologne, c’est à dire nulle part » – Ubu roi
C’est dimanche, le Super U est ouvert le dimanche matin, le parking du super U est très plein le dimanche matin.
Et puis tiens, nouveau depuis la dernière fois, une langue de bitume a coulé vers la gauche, contournant tout le magasin vers un parking tout neuf, vide encore. Depuis cet envers du décor qui devient précisément son endroit, un nouvel endroit, coule aussi (suinte) l’eau qui fond d’un tas de glace à poissons déversé ce matin aux espaces de livraison.
Et puis tiens, nouveau aussi, ce magasin, pas encore ouvert : bientôt ici pour vous servir un Super U drive. Et vivement : ce sera encore plus rapide pour désintégrer toute possibilité de rencontre.
Au loin la croix pas encore verte, pas encore allumée, d’une future pharmacie géante (ce sont nos nouvelles églises).
Réminiscence de tous ces centres ville désaffectés, un magasin sur trois, sur deux, aux vitrines occultées de blanc de Meudon, où se décollent indéfiniment des panneaux À VENDRE, en exact écho de ces zones d’activité, comme si le pas encore et le déjà fini se rejoignaient dans la même désertion, la même désolation.
Après le futur Super U drive, bordant un champ de racines à manger, une bande de route noire et brillante sinue sur plusieurs centaines de mètres. Elle est enserrée entre des bordures ciments bien nettes qui s’évasent seulement, de loin en loin, en des places de stationnement minute. Confort, logistique. Mais pour aller vers quoi? Tout est investi, tout est normalisé, mais pour aucun usage. On en vient à penser cela : ce qui est à consommer, c’est le territoire. Que surtout surtout, rien ne reste vague.
Quelques parallélépipèdes, immenses, noirs, ou blancs, sont déjà posés dans le paysage, cognant leurs arêtes dures contre le ciel coton. Un jour, demain, ou bien jamais, ils accueilleront (le terme jure, et ricane, même) un magasin discount, un garage, une agence de quoi, et qu’est-ce que ça changerait de le savoir?
Avec ces cubes oblitérés tout est organisé. S’y ajoutent quelques blocs bétons anti-intrusion, quelques excavations, et des barrières métalliques coulissantes formant enclos sur du vide. Aucune forme de vie non autorisée, aucun camp ici ne viendra, ne pourra s’installer – tout est barré.
Une question brûle dans tout cela d’étalé et de morne : y a t-il place encore pour le furtif ?
On passe un bosquet d’arbustes aux branches nues et rouges, poussant depuis un sol recouvert de plastique noir, car c’est plus propre. On foule des terrains retournés, faisant affleurer une argile un peu bilieuse. On s’enfonce, dans ce qui reste de marge. On cherche à éprouver d’autres étalons de la distance que ceux mesurant la proximité en minutes de voiture.
La terre se couvre d’herbes mauvaises, cuites par le gel, avachies comme par trop de fatigue. Les couleurs aussi rampent, tout est rabattu vers le terne. Au dessus de tout cela de tenace et ras qui tient le sol, quelques grands chardons secs, des tiges érigées vers des souvenirs d’ombelles.
Le sol devient crayeux, et au fur et à mesure qu’on avance, sans vraiment s’éloigner, on voit bien qu’on se trompe, des couleurs il y en a, et pas seulement le rouge des rares enseignes pour plus tard. Il y a, courant au sol, le vert acide et vif des mousses et des lichens, et parfois des filets violets comme des veines de malade. Il y a au ciel le turquoise des verres isolant les lignes à haute tension (sous les fils ça crépite). Il y a l’étiquette rose d’une bouteille de Muscadet « Saveur 2013″, et le bleu de cotillons d’un reste d’emballage de Kim Cône.
Et puis, il y a cela qui n’est pas une couleur, la blancheur médicamenteuse d’un test de grossesse.
Comment est-ce possible, dans ce monde où rien ne se touche ?