Les mots ont-ils encore un sang? Dans la radio, dans les brumes de mon réveil, dans cet entre-deux entre les voix claires de la radio et les épaisses couches à percer de mon incompréhension du matin, j’ai entendu cette phrase : Les mots ont-ils encore un sang?
Bien sûr ce n’est pas cela que disait la voix claire. Mais c’est ce que j’ai entendu. Les mots ont-ils encore un sang? Ou bien sont-ils tout blancs, insensibles aux coups donnés qui jamais n’imprimerons sur eux un quelconque hématome virant du bleu au vert au jaune, les mots palpitent-ils encore? Ou bien gisent sur le flanc, non pas tant de fatigue mais d’avoir été mis cul par dessus tête et accrochés comme ça pour mieux les vider? D’avoir été chevauchés en marche arrière, guidés par la croupe pendant qu’à la carotide ce qui serrait faisait saigner?
Je pense à ce mot de Daniel Bourrion sur Twitter : « La formidable polysémie de la langue française exemple : être remercié« . Je pense à ce terme, d’optimisation fiscale. Je pense à ces mots, souplesse, innovation, et aux raideurs que ça me donne parfois dans la nuque, mais c’est tout personnel bien entendu. Je pense à ces phrases toutes faites au début des conversations avec des call center : »Pour vous rendre un meilleur service, cette conversation est susceptible d’être enregistrée ». Je pense à cette expression « pour votre sécurité » qui chaque fois que prononcé ou lu me rend tout à coup très craintive. Je pense à cette phrase lue sur internet sur les formations à double compétence, et qui dérape dans un beau lapsus : « Les étudiants issus du sérail scientifique conjugueront les compétences essentielles en management, en finance, en mathématiques et en informatique. Ils possèderont le double langage nécessaire pour évoluer dans le monde des marchés financiers qui se complexifie entre la crise et l’évolution des techniques ». Cul par dessus tête je vous dis.
Et on se dit, mais alors, c’est qu’ils sont bien sanguins ces mots au contraire, c’est qu’en eux circulent de nombreux sangs qui s’embranchent au coeur on ne sait pas comment, et qui font que les mots nous pètent au visage quand on croyait qu’ils allaient nous faire respirer?
Les mots, organismes génétiquement modifiés, manipulés au fin fond de ce qui les constituent pour faire et dire exactement le contraire. Et c’est là qu’on se dit que quelque chose cloche, quelque chose fourche. Ce n’est pas dans ce qu’ils feraient des écarts, qu’ils diraient parfois un peu n’importe quoi, qu’ils muteraient comme ça sans raison en copulant entre eux dans la plus grande confusion, la plus grande liberté. Non, ça on a l’habitude. C’est leur façon d’être, aux mots. Ce sont des animaux domestiques non civilisés, n’ont jamais su se faire inculquer les bonnes manières. Ce qui cloche c’est que la mutation n’est plus naturelle, qu’à vrai dire il ne s’agit pas d’une mutation, mais de diverses opérations de chimie, de chirurgie, de transplantation, de culture in vitro pour réinjection ultérieure et propagation maximale. Si bien qu’on se retrouve avec des mots tout fluo, brillant dans le noir à nous en éblouir, mais à chair froide. Des mots Dolly, quoi. Des mots optimisés.
Les mots mes petits agneaux… Mais pas victimes sacrificielles, oh non, en tout cas pas dans le sens qu’ils en mourraient, même exsangues et étrangers à eux-mêmes ils pètent la santé, les mots courent et vont de par le monde, ils veulent sortir les mots, ce sont ces moutons de cyclope bêlant à la porte de qui voudrait les encager. Ce sont ces moutons du cyclope benêt et déjà aveuglé ne voyant pas que sous eux, accroché à leur laine, collé à leur ventre, se véhicule autre chose qu’eux-mêmes, la ruse de Personne en vérité, la ruse de qui sait ne pas se faire nommer.
Nous sommes le cyclope bavard de cette fable toute moderne. Tâtons bien nos mots avant de les faire sortir dehors.