Mon père était malade. Cette réunion de famille lui causait probablement une grande fatigue. Malgré tous les avertissements de sa femme Charlotte, ma mère donc, il avait tenu à se rendre par lui-même au rendez-vous familial de l’été alors qu’il séjournait dans une maison de santé éloignée.
Tous les ans nous nous retrouvions en effet dans la vieille propriété, aujourd’hui à mon oncle, dans les Ardennes. Pour certains d’entre nous le voyage était long et éprouvant pour s’y rendre. Il faut dire qu’alors les déplacements n’étaient pas aussi aisés qu’aujourd’hui. Les vieux trains à vapeurs, les automobiles qui vous laissaient le corps en miette après une succession de routes défoncées par la guerre. Pour Pauline, ma jeune fille, c’était comme une aventure renouvelée chaque année, avec au bout la perspective de retrouver ses cousins, ses oncles et tantes… et ses grand-parents.
Un conflit sourd faisaient rage entre les générations, seule Pauline, avec son innocence aussi habituelle que calculée, faisait le lien entre la masse de la jeunesse et les lambeaux d’une génération sur le déclin, décimée par des années de privation, de combats et de lutte quotidienne pour la survie.
Sa maladie, mon père l’a contracté dans les usines d’armement. Si ses qualités d’ouvrier lui avait épargné le front, elles le placèrent en première ligne face aux saloperies industrielles qu’on regardait alors avec émerveillement comme la promesse d’une paix rapidement retrouvée : l’amiante, le plutonium, l’aluminium et j’en passe…
Ma fille avait rapidement su tirer avantage de cette situation. Quand mon père arrivait en boitillant sur la propriété, elle se hâtait de venir l’aider et de l’assister dans ses besoins. Il éprouvait des difficultés à se mouvoir. L’aide de la jolie fillette n’était certes pas adaptée en force mais permettait néanmoins de distraire mon père de son lamento incessant qui faisait fuir tout ses descendants. 
La France se reconstruisait et avait fière allure mais Père ne faisait que nous rappeler à tous la défaite de 1918.  Insupportable à nos yeux.
Pauline, elle, se fichait de tout ça et s’appliquait à lui porter à boire, à lui poser des questions sur la nature. Et lui de boire et de se gonfler d’un savoir qu’il n’avait jamais eu.

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David Poey a participé, avec d’autres personnes, dont vous lirez ici aussi les textes, à un atelier d’écriture que j’ai proposé jeudi 24 octobre à l’invitation de Peuple et Culture, à Marseille. Je n’ai fait que partager ce que je fais moi-même, la même tâche exactement. Mais maintenant c’est leur regard qu’on lit, à la place où j’avais logé le mien en choisissant ces images. Elles échappent à mon regard, c’est tant mieux (ici je n’avais vu que la différence de taille, et le brassard noir sur le géant, ici encore je n’avais vu ma propre peur)

Une grande fatigue -David Poey | 2013 | dans le viseur