IMGP1991-copie-1

Elle est fine. Elle est douce. Elle est plus indénombrable que le sable et pourtant elle est une. Quand on la prend, on ne peut pas : le geste se termine dans une impossible prise, dans une caresse sans peau. Ensuite, sur la pulpe du doigt, ce résultat : la poussière si délicate a colmaté toutes les infimes blessures, tous les sillons signataires de notre identité, de notre altérité. Nous sommes redevenus pleins et sans empreinte, retournés, d’une manière très consolante, à notre matière première et commune.

Il faut dire d’elle aussi, de cette poussière de terre, qu’elle sent bon. Elle sent quelque chose de neutre, et d’envahissant. Elle sent une odeur d’oubli.

Cette odeur je l’ai respiré enfant quand j’allais faire des tours dans l’usine où travaillait mon père. On ne se détache jamais d’une odeur d’enfance. On ne se détache jamais des premières sensations, des premières formes, qui font tout le vocabulaire qu’on passe ensuite son temps à recomposer.

Les premières formes, ce sont celles-là, celles potentiellement infinies que cette poussière particulière peut prendre. Devant les grands silos où elle attend, on rêve, on peut tout imaginer de ce qu’elle deviendra. Et puis on l’épouse avec l’eau, elle s’y oublie, elle devient cette sorte de lait lourd qu’il faut constamment remuer. Ensuite ce sont les moules, on la coule. Lentement elle est acheminée vers le produit fini.

Et dans ce lent processus, on apprend beaucoup. Au coulage des moules : la complexité des formes internes, pour arriver à produire au final une forme évidente : W.C. Sur les bancs de séchage des bidets : la beauté des séries et des variations. Au four : l’intensité inatteignable, redoutable, désirée. L’alchimie du feu qui fait se transformer la terre crue et mate en cette matière si sophistiquée, brillante, hautaine, noble, bien que promise par son usage à beaucoup de prosaïsme. Puis, la métaphore constante des appareils de manutention, machines inexorables destinées à opérer toujours le déplacement latéral.

On apprend aussi la casse. La casse nécessaire : tous ces morceaux évidés, déjetés, recyclés – mais pas indéfiniment car cette matière comme les autres connait l’irreversible, et n’est pas remodelable à l’infini. Au bout d’un moment elle perd sa souplesse, elle s’use. La casse du cuit aussi : à la sortie du four ces pièces déformées, grotesques caricatures de ces objets qu’on ne voit plus, lavabos, éviers. On apprend la casse nécessaire à toute production, et c’est important.

Mais quand la production cesse, une autre casse s’organise. Celle-là n’a rien de fécond. Celle-là brise les moules, brise le futur encore à inventer des formes que nous pourrions prendre.

C’est ce qui se passe aujourd’hui, et je suis triste.

L’usine des Produits Céramiques de Touraine va fermer, c’est annoncé depuis février, et malgré la lutte du personnel, confirmé depuis quelques jours.

Je ne suis pas triste seulement pour ce que lieu m’a donné à moi, pour tout ce vocabulaire dont je lui suis si reconnaissante. Cela, je l’emporte avec moi, je le ferai vivre autant que je pourrai. Je suis triste pour l’avenir qu’on casse là-bas, pour les gens qui y travaillent, et qui peineront à retrouver du travail dans cette petite vallée du Cher progressivement vidée de ses emplois. Je suis triste pour cette belle production qui pouvait tenir, et qui est arrêtée pour répondre à des exigences financières lointaines et pressées. Et j’espère encore que quelque chose pourrait changer les décisions, qu’au retour à la poussière, on préfère le retour à la production.

Avec Xavier Schwebel, photographe, nous préparons un témoignage sur cette fermeture malheureusement si ordinaire.

Voir ici un article de La Nouvelle République qui explique les dernières décisions prises.

Voir aussi, ici

Retour à la poussière | 2010 | compléments d'objets | Tags: , , ,